Comité rédactionnel

29/05/2025

Le milieu ouvert : la part invisible de la protection de l’enfance

Accompagner les parents et protéger les enfants au domicile : la mission des travailleurs sociaux en milieu ouvert

Le milieu ouvert : la part invisible de la protection de l’enfance

La sociologie vise à lever le voile sur ce qui n’est pas visible à l’œil nu, à rendre visible ce qui ne l’est pas. En ce moment, dans le débat public, on entend beaucoup parler de protection de l’enfance : le rapport Santiago, des travaux de recherche, mais aussi des reportages, des ouvrages, la prise de parole de personnes concernées.

Il est question de foyers (maisons d’enfants à caractère social), de lieux de vie, de familles d’accueil. On évoque le manque de places en maisons d’enfants à caractère social, les lieux de placement non conventionnés, les placements à l’hôtel, et les familles d’accueil qui partent à la retraite.

Pour faire face à cette situation, ou plutôt à la face visible de cette situation, la première proposition est d’augmenter le nombre de lieux de placement, d’ouvrir des places en MECS, d’expérimenter des lieux de vie toujours plus spécifiques et de tenter de « rendre plus attractif » le métier de famille d’accueil. Des propositions qui viennent répondre au problème visible.

En France 381 000 enfants sont aujourd’hui pris en charge par la protection de l’enfance. Pour la moitié, l’ordonnance du juge a ordonné un placement, en dehors du domicile parental. Pour l’autre moitié, la mesure est dite « en milieu ouvert » (Action Education en Milieu Ouvert, AEMO). C’est-à-dire que les enfants restent au domicile familial avec l’intervention d’un service de protection de l’enfance, d’éducateur.rice.s, de psychologues, de TISF, d’éducateur.rice.s sportif.ve.s, d’assistant.e.s de service social.

Celles et ceux-ci ont pour mission d’accompagner les familles dans leur rôle éducatif et protecteur afin de lever tout danger pour l’enfant.

Ce travail, aujourd’hui réalisé par les départements et par des associations de protection de l’enfance, est peu visible, peu valorisé et reste méconnu. On y trouve les professionnel.le.s les moins bien payé.e.s et le plus grand nombre de poste vacants.

Les délais d’attente s’allongent. C’est-à-dire qu’entre le moment où un juge ordonne une mesure de protection de l’enfance, parce qu’il y a un danger pour l’enfant, et le moment où un.e éducateur.rice commence à soutenir concrètement les familles, il peut se passer plusieurs mois, parfois même plusieurs années. Une attente qui a de multiples conséquences : incompréhension pour les parents et pour les enfants, relation de défiance vis-à-vis de l’aide sociale à l’enfance qui contrôle sans soutenir, et surtout dégradation des situations.

Des mesures de milieu ouvert, non exécutées, peuvent se transformer en mesures de placement.

Ordonnances, mesures, situations, AEMO, AEMO renforcée ou intensive… Ce jargon administratif tend à nous faire oublier les bébés, les enfants, les adolescents, les mamans, les papas ainsi que les éducatrices et éducateurs qui sont derrière ces sigles et ces catégories.

Je voudrais profiter de l’espace de cette newsletter pour rendre visible ce qui est invisible, en donnant à voir des observations, comme je pourrais le faire dans un journal de bord. Des notes rarement rendues visibles, puisque c’est souvent la théorie issue des données recueillies qui est publiée et discutée. Pourtant cette immersion est fondamentale dans un travail de recherche.

Une matinée avec Marie en visite auprès de bébés

Je voudrais donc parler ici de Marie.[1]Marie exerce depuis près de 20 ans en protection de l’enfance. Après avoir été éducatrice dans une Maison d’enfants à caractère social, elle s’est dirigée vers le milieu ouvert. Elle est aujourd’hui travailleuse sociale de prévention dans un département d’Ile de France. Elle me propose, dans le cadre d’une recherche-action que je mène sur le milieu ouvert, de la suivre pendant une matinée, dans « des visites à domicile ».

Nous avons rendez-vous devant la mairie de la ville de banlieue parisienne dans laquelle se trouvent les appartements des deux familles que Marie doit aller rencontrer ce matin. Nous commençons par aller voir Mia, une petite fille de deux ans, et ses parents.

Mia a une mesure de « placement à domicile » (une mesure en cours d’interdiction, à la suite d’un rapport de la Cour de cassation). C’est-à-dire que la petite fille doit bénéficier d’une intervention à domicile intensive : « contrôle, soutien et accompagnement aux changements par des professionnels aux compétences variées » et d’une « mise à l’abri, soit la garantie d’une mise à distance de la famille pour l’enfant, à tout moment, afin d’assurer sa sécurité en cas de besoin. »[2]

Cette mesure fait suite à un placement d’un an en pouponnière. Le papa n’avait pas reconnu l’enfant, et la maman présentait « des difficultés psychologiques ne lui permettant pas de prendre en charge son bébé de manière sécure », il n’y a pas beaucoup plus de détails sur ces difficultés dans le jugement. Depuis l’arrivée au domicile, Marie accompagne donc ces retrouvailles et cette nouvelle famille. Nous arrivons dans cet appartement, qui se trouve au premier étage d’un immeuble de ville, dans une rue commerçante, dans le centre-ville.

Marie toque à la porte, le papa, un monsieur d’une cinquantaine d’année nous ouvre et nous fait entrer dans le salon de l’appartement, la maman, une femme d’une trentaine d’années environ, nous invite à nous asseoir dans le canapé du salon, en face d’une table basse et d’une grande bibliothèque. La pièce est claire et la cuisine est ouverte sur le salon.

La maman nous propose un café ou un jus de fruit. Nous les saluons, puis Marie s’adresse à la petite fille : « je viens voir comme tu grandis bien avec papa et maman ». La petite fille est habillée et marche, elle est prête à aller à la crèche.

Le papa télétravaille aujourd’hui afin de se rendre disponible pour la visite de Marie. Il décrit les progrès de sa petite fille qui marche et commence à parler. La maman évoque les activités qu’elle réalise avec sa fille : les parcs de la ville, un café des parents et une association culturelle. Marie réagit en souriant : « je partage vos bons plans avec toutes les autres familles que j’accompagne, vous avez une grande connaissance de ce qui existe pour les jeunes enfants sur le territoire ! ».

Les parents évoquent les jeux préférés de Mia : les livres musicaux, les lego. Certains jouets sont d’ailleurs dans le salon, et la petite fille s’en empare, les amenant tantôt à son père, tantôt à sa mère, qui la remercient par un bisou ou un câlin. « Elle aime beaucoup les lego, elle tient du côté ingénieur de son papa » explique la maman.

Marie demande aux parents si Mia dort bien, et ceux-ci expliquent que dès son arrivée, elle a tout de suite fait ses nuits. La maman, propose à Marie de voir la chambre de Mia, mais celle-ci répond gentiment qu’elle a déjà vu la chambre la dernière fois, et qu’elle n’a pas besoin de la revoir. A un moment, Mia dit « pot » en prenant la main de son père.

Les parents expliquent avec fierté que Mia commence à savoir dire quand elle veut aller sur le pot, et que les professionnelles de la crèche sont impressionnées. Marie félicite la petite de ce progrès. Lorsque la petite est éloignée, Marie demande à la maman si tout va bien concernant son suivi médical. Elle répond que oui.

La petite de retour, elle amène ses chaussures préférées à sa maman pour que celle-ci l’aide à les enfiler. La maman sourit en lui expliquant que ce n’est pas la saison pour mettre des bottes de ski, cela donne lieu à des rires. Marie continue de poser des questions sur l’environnement familial, le papa a déjà deux grands enfants, l’une en études de médecine, et l’autre qui travaille aux États-Unis, la maman a ses parents qui vivent dans le département.

Marie revient également sur la crèche, les lieux de soutien à la parentalité et les associations du territoire, ainsi que les bibliothèque et ludothèque. Le papa précise qu’il n’aime pas le fait qu’il y ait des écrans à la bibliothèque.

Marie pose délicatement la question de ce que les parents ont dit à Mia de son histoire et de son expérience de la pouponnière. Le père explique que Mia ne semble pas traumatisée par cette expérience, et qu’il ne veut pas trop lui rappeler cette période qui a été douloureuse pour toute la famille. Marie n’insiste pas trop.

Elle valorise les parents durant l’entretien en acquiesçant aux descriptions de ceux-ci et en mentionnant que Mia se développe très bien et qu’elle semble épanouie. Elle dit au revoir à Mia et à ses parents, et nous quittons l’appartement. Dehors, Marie me propose d’aller à pied au prochain rendez-vous, et d’en profiter pour discuter. C’est ma première expérience de visite à domicile avec un jeune enfant. Pourquoi ce petit bébé a-t-il été séparé de sa maman au sortir de la maternité ?

Marie m’explique qu’elle va préconiser une fin de mesure : « cette famille n’a pas besoin de l’ASE ! ». La petite grandit bien, les parents s’occupent bien d’elle, il y a, autour, la crèche, la PMI, les lieux d’accueil parents-enfant, les associations de la ville. La maman prend un traitement, et semble aller bien, le papa et la famille sont en soutien.

Si la maman est stressée, cela peut se comprendre au regard de ce qu’elle a vécu. Je redemande, pourquoi il y a eu placement ? Avec Marie nous faisons des hypothèses : l’injonction récente faite aux professionnel.le.s des maternités d’être vigilant.e.s, depuis un rapport de 2018 qui rend compte de la part des morts violentes d’enfants, qui concerne en particulier les bébés (d’où la prévention du syndrome du bébé secoué) ?

Le stress et l’instabilité de la mère, relatés dans le dossier n’apparaissent pas au regard de la visite que nous venons d’effectuer. A-t-elle eu un geste, un positionnement à la maternité qui a alerté les professionnel.le.s ? Le fait qu’elle soit seule, racisée ?

Autant de questions auxquelles Marie n’a pas de réponse. Elle s’attache à ce qu’elle voit, et aux partenaires que la famille côtoie : crèche, PMI. En chemin, Marie me confie qu’elle a du mal à dormir depuis trois jours, elle a dû aller chercher un bébé en urgence, les parents n’ont pas de domicile, et la mère ne veut pas aller en centre maternel, et être séparée de son conjoint.

Marie m’explique qu’elle pense encore à ce bébé de quelques jours qui pleurait, elle a reçu les parents peu de temps après, elle tente de les convaincre qu’il faut que la mère aille en centre maternel. C’est la condition pour qu’elle puisse retrouver son enfant. Il faut faire vite, les places sont rares.

Je demande s’il y a de la place en centre parental, où père et mère pourraient être ensemble auprès de leur bébé. Il n’y en a pas assez dans le département. Mais nous voici arrivées dans la deuxième famille. Nous cherchons une association qui propose des hébergements d’urgence. Les parents d’Aissatou, cinq mois, y vivent avec leur petite fille.

C’est la première rencontre de Marie avec cette famille, à la suite d’une information préoccupante, faite par la maternité. Après avoir cherché l’appartement et appelé le papa, celui-ci vient nous chercher sur le pas de la porte. Nous entrons dans le studio.

La maman, une vingtaine d’années, est assise sur le lit, le papa, une trentaine d’années, est assis par terre, ils nous proposent de nous assoir sur les deux chaises de l’appartement. Sur la table, du lait en poudre. La petite fille dort dans son petit lit parapluie.

Marie se présente et demande avec douceur si les parents savent pourquoi elle est là, et leur dit qu’elle va leur lire le rapport qui a été écrit et qui a déclenché sa venue. Il est question des difficultés de la maman à entrer en lien avec son bébé, de sa difficulté, de la manière dont elle tient son bébé dans ses bras, de manière insécure.

La maman écoute, encaisse, un rapport que j’imagine très difficile à entendre. Le rapport est plus positif pour le papa, qui est décrit comme étant plus à l’aise avec son bébé et dont la présence permettrait la sécurité du bébé. La maman demande : « je ne dois jamais être seule avec ma fille, c’est ça ? ». Oui, c’est ce qui a été écrit dans le rapport dit Marie doucement. La maman se tait. Le rapport évoque le couple, le fait qu’il soit marié. « Aissatou est une enfant qui a été désirée » précise le papa, la maman acquiesce.

Marie demande aux parents depuis quand ils sont ensemble, le papa explique son arrivée en France pour ses études à l’université, et qu’il connaissait le papa de sa future femme. Le rapport parle de troubles psychologiques de la maman, Marie s’arrête et demande à la maman si elle va mieux et quelles sont ses difficultés.

Les parents se regardent et la maman précise que dans son pays, il s’agit de sorcellerie, mais elle sait qu’en France c’est différent. Marie lui dit qu’il est important qu’elle aille aux rendez-vous médicaux qui ont été préconisés, elle est suivie en CMP.

La petite se réveille, le papa la prend dans ses bras, lui fait des sourires puis la petite passe des bras du papa à ceux de la maman qui lui des grimaces qui font rire. Marie pose des questions sur l’entourage du couple, le papa a une sœur qui vit en France (le reste de la famille vit en Guinée) et qui vient régulièrement chez eux, la maman a toute sa famille en France, et est proche de sa sœur, enseignante, chez qui le couple a été hébergé.

Puis Marie pose la question de la crèche, la maman s’inquiète d’une séparation trop brutale, mais Marie lui explique qu’il y a une période d’adaptation. Pour l’instant le papa explique être bloqué pour reprendre son travail dans le secteur de l’animation, mais dit qu’il compte reprendre et aussi trouver un logement.

La maman a arrêté ses études après une année d’université. Marie explique et écrit les démarches pour faire différents types de demandes en crèche, afin d’être sûrs d’obtenir une place.

Elle écrit les adresses sur une feuille, afin de la laisser aux parents. Pendant toute la lecture du rapport, Marie prend soin de demander si les parents veulent apporter des précisions ou s’ils ont des questions. Elle inclut Aissatou dans la conversation, en décrivant ce que la petite fille fait : « tu commences à te tourner ? » « Tu fais des sourires », en souriant. La maman demande : est-ce qu’on risque de me placer mon enfant ? Marie la rassure : « Si vous allez au CMP, et aux rendez-vous pour votre bébé, il n’y a aucune raison ». Nous quittons les parents et la petite fille, Marie reste rassurante et souriante.

Dans la rue, je lui redis toute mon admiration pour son tact et sa douceur, je lui dis que j’espère ne pas avoir gêné ce premier rendez-vous. Elle me dit : nous sommes très seul.e.s lorsque nous allons en visite, c’est agréable d’échanger avec quelqu’un. Je lui fais par de mes impressions, à chaud, moi qui ne suis pas travailleuse sociale. « Le rapport est tellement accablant pour cette maman… pourtant tu as mis énormément de douceur, mais il n’y a aucun point positif, ça doit être tellement difficile à entendre et à dire ».

Marie note que les rapports sont souvent plus difficiles en direction des mamans que des papas, un peu comme dans la société, il y a plus d’exigence ! Les travailleur.euse.s qui doivent réaliser de nombreuses évaluations, dans un temps court, visant à repérer avant tout les dangers, n’ont pas toujours le temps d’évoquer les compétences.

« C’est difficile de savoir si la maman n’était pas bien à cause de ce qu’elle venait d’entendre ou si elle n’était pas bien parce qu’on peut faire l’hypothèse que c’est un mariage arrangé, j’ai l’impression aussi que cette maman n’a pas beaucoup d’amies ». Marie m’explique qu’elle va appeler la crèche, le CMP, peut être une des sœurs. Marie m’explique être rassurée par le fait que le couple soit entouré, que la petite fille est éveillée et qu’elle reviendra dans un mois pour voir la famille. Marie m’explique : bien sûr il y a toujours un risque, mais je fais en sorte de sécuriser autour.

Réflexions

Pour Harry Ferguson, les visites à domicile s’avèrent être une « pratique profondément incarnée, dans laquelle tous les sens et toutes les émotions entrent en jeu »[3]. Aujourd’hui la protection de l’enfance connait une crise sans précédent. Historiquement les postes d’accompagnement éducatif en milieu ouvert étaient pour les professionnel.le.s, en milieu ou fin de carrière, qui, après avoir travaillé un moment en MECS ou en prévention, venaient en AEMO. C’est le cas de Marie.

Quand on observe la position non jugeante et non intrusive que nécessite l’intimité d’une visite à domicile, le tact, la douceur dans la lecture d’un rapport, face à des mamans qui sont dans une période d’extrême fragilité, on comprend l’importance de l’expérience, de la capacité de recul, de la possibilité de comprendre tous les enjeux, toutes les conséquences d’une phrase, tout ce qu’implique une orientation, l’écriture ou la lecture d’un rapport.

Aujourd’hui de jeunes éducateur.rice.s sans expérience autre celle que des stages, se retrouvent à effectuer ce travail qui demande tant de recul, de capacité à se décentrer. Entre les injonctions théoriques sur ce que doit être une « bonne parentalité », la réalité des familles, les propres représentations et limites des professionnel.le.s, comment accompagner ces parents et protéger les enfants ? Cette question est posée à chaque nouvelle visite, dans chaque nouvelle famille inlassablement par les travailleuses et travailleurs sociaux,

[1] Je parlerai dans le prochain article de Mona, puis de Sonia. Toutes les trois sont des professionnelles de la protection de l’enfance et travaillent en milieu ouvert, dans des services différents.

[2] CNAPE, Le placement éducatif à domicile, Une innovation à protéger en droit et à développer dans les pratiques, Septembre 2024, p.3.

[3] Ferguson, H. (2016a) ‘Professional helping as negotiation in motion: social work as work on the move’, Applied Mobilities, 1(2), pp. 193–206. Available at: https://doi.org/10.1080/23800127.2016.1247523.

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Aude Kerivel Docteur en sociologie Directrice du LEPPI Chercheur associé au CEREV, université de Caen