Comité rédactionnel associatif : Aude Kérivel

Sous le sapin

Un set de golf ou un jeu de cartes pour jouer à la belote ?

Lorsque je suis entrée à l’université, en sociologie, j’ai été rapidement initié·e aux travaux de Pierre Bourdieu et au concept de déterminisme social[1]. Le fait que nos goûts, nos pratiques culturelles et sportives soient conditionné·e·s socialement.
Ainsi, à l’époque où Pierre Bourdieu réalise son étude, dans les années 70, l’équitation, la chasse et le tennis étaient plus pratiqués par les patron·ne·s du commerce et de l’industrie, les échecs par les professeur·e·s du supérieur et les professions libérales supérieures, la guitare par les professionnel·le·s des services médico-sociaux, la pêche par les contremaîtres et artisan·e·s, et la belote par les ouvrier·e·s spécialisé·e·s.

Bourdieu précise que la démocratisation de certaines pratiques culturelles des classes supérieures conduit celles-ci à trouver une nouvelle pratique leur permettant de « se distinguer ». Nos professeur·e·s, conscient·e·s que nous venions plutôt de familles pratiquant la belote que le golf (nous étions dans une fac de banlieue où la majorité des étudiant·e·s étaient issu·e·s de milieux populaires), insistaient beaucoup sur l’importance d’aller à la bibliothèque universitaire, même si certain·e·s d’entre nous n’en avaient pas l’habitude et pouvaient être impressionné·e·s par l’endroit en lui-même. Des sociologues avaient d’ailleurs étudié le sujet !

Mais une autre recherche allait particulièrement me marquer : celle d’Olivier Donnat, qui s’intéresse au rôle des loisirs dans la reproduction des inégalités scolaires de réussite. Ainsi, il y a des loisirs « utiles » à l’école (et d’autres moins utiles). « Aller au musée ou avoir plus de 200 livres chez soi prédispose les enfants à mieux réussir à l’école via la culture générale ou les prédispositions à la lecture que ces activités/faits induisent. Or, 59 % des familles de cadre·s déclarent être allées au musée au moins une fois dans l’année, contre seulement 15 % pour les familles d’ouvrier·e·s. De même, pour la possession d’au moins 200 livres, c’est le cas de 49 % des familles de cadre·s, contre seulement 10 % des familles d’ouvrier·e·s. De même, seuls 10 % des familles de cadre·s déclarent n’avoir lu aucun livre au cours des 12 derniers mois, contre 45 % pour les familles d’ouvrier·e·s. (Notons que tous les cadre·s ne vont pas au musée et que tous les ouvrier·e·s ne sont pas allergiques au musée ou à la lecture. Il ne s’agit pas de caricaturer, mais de souligner des probabilités inégales, et non une prédestination automatique.)»[2].

Le père Noël n’apporte pas les mêmes cadeaux à tous les enfants

A partir de ce moment-là, j’ai commencé à offrir des livres à tous mes petit.e.s cousin.e.s, mes nièces et neveux, et les enfants de mes ami.e.s. Noël est donc devenu pour moi l’occasion de lutter contre le déterminisme social ! Dans l’ouvrage de Bernard Lahire et de son équipe Enfance de Classe. De l’inégalité dès l’enfance[3] - Que je conseille d’ailleurs d’offrir à tou·te·s vos ami·e·s ou parents enseignant·e·s, éducateur·ice·s, animateur·ice·s, ministres de l’Éducation ou président·e·s de la République. Les auteur·ice·s observent les inégalités à hauteur d’enfants de 5 à 6 ans. En enquêtant dans 35 familles de différentes classes sociales à travers toute la France, les chercheur·e·s mettent en évidence l’incarnation très concrète des inégalités : entre Ahan, vivant seul avec sa mère dans un foyer de sans-abris, et Valentine, qui habite un appartement de 120 m² dans le VIIe arrondissement parisien.

Entre ces deux extrêmes, il y a Zélie, qui vit dans un petit pavillon de banlieue, Thibault, qui vit dans la ferme de ses parents, ou Alexis, qui habite le centre-ville de Mulhouse. Mais ce ne sont pas les logements de ces enfants qui nous intéressent le plus — bien qu’il soit plus fréquent qu’un·e enfant ait une bibliothèque dans sa chambre lorsqu’il·elle a sa propre chambre —, mais les livres qui se trouvent sous le sapin.

Alors, il y a les familles où l’on trouve des livres pour enfants et celles où il n’y en a pas. Mais dans les familles (majoritaires) où il y a des livres, il ne s'agit pas des mêmes ouvrages. La littérature jeunesse est ainsi composée d’ouvrages plus ou moins légitimes (au sens de "culture légitime"). Les chercheur·e·s montrent comment le choix de certains ouvrages de la littérature jeunesse, sélectionnés par les familles les plus initiées, favorise la mobilisation d’un vocabulaire riche et soutenu, initie les enfants aux figures de style, à la rhétorique, à l’humour et aux jeux de mots, à l’esthétisme et à l’esprit critique. Des compétences scolairement valorisées, que certain·e·s enfants de 5 ans auront davantage que d’autres.

Blaise et Tchoupi

Il y a donc Blaise de Claude Ponti, et Tchoupi, un peu comme il y a Honoré de Balzac et Marc Levy. L’un a d’ailleurs plus sa place à l’école que l’autre.

Dans le cadre des « parcours littéraires » proposés par les écoles maternelles, « suite à une demande institutionnelle qui remonte aux programmes de 2002 »[4] les enfants ramènent chaque semaine un livre choisi par l’enseignant·e, afin d’acculturer les familles et les enfants à la culture légitime et d’initier tou·te·s les enfants à l’objet.

Je dois avouer que la première fois que mon fils, alors âgé de 3 ans a ramené Blaise et le robinet à la maison dans le cadre du parcours littéraire, j’ai ressenti la même sensation que face à une œuvre d’art contemporain. Je n’ai pas compris. Je n’ai rien compris. Je me suis dit qu’il était trop petit… En réalité, il me manquait les codes, non pas de l’art contemporain, mais de la littérature jeunesse légitime.

Comme l’explique Bernard Lahire, Claude Ponti, l’auteur de Blaise est fortement plébiscité par les classes moyennes et supérieures. Il « joue beaucoup avec le langage, fait des références en permanence dans ses textes », mobilise des jeux de mots et l’ironie », des pratiques plus souvent observées dans les classes les plus aisées car, « dans le rapport aux mots, aux livres, se joue le ressort fondamental des inégalités, l’ouverture des horizons »[5]

Mais revenons à Blaise et Tchoupi. Quel est le point commun entre ces deux personnages et Petit Loup, Crocolou, Timoté, Petit Ours Brun, Paco, Bébé Balthazar, Archibald, Simon le Lapin et SamSam ? Tous sont des séries d’ouvrages pour jeunes enfants, dont les histoires sont centrées sur le quotidien des tout-petits. Il y a donc donc Tchoupi et Doudou, Petit Loup ne met plus de couche, Crocolou va sur le pot, Bébé Balthazar : Je fais tout seul, Timoté entre à l’école, Petit Ours Brun a peur du noir, Simon le Lapin : Caca Boudin ! Archibald : Au lit !. Pour les non-initié·e·s, ces ouvrages racontent les expériences que peuvent vivre les tout-petits. De manière concrète et descriptive, ou de façon plus ironique ou poétique, il s’agit de permettre aux enfants de s’identifier à ces personnages et à leurs aventures du quotidien.

Mimi cracra veut des copines !

Mais le point commun sur lequel j’aimerais m’attarder, c’est le fait que ces héros de séries de livres, qui accompagnent les premières années des enfants, sont des héros (au masculin) et rarement des héroïnes.

Il y a bien quelques petites sœurs : Petit Loup, Crocolou, Timoté, Archibald et Simon le Lapin deviennent à un moment grand frère. Mais au centre de ces histoires, ce sont toujours des garçons. Certes, ce sont des animaux, mais des animaux-garçons. Lorsqu’il s’agit d’humains — comme pour SamSam, Balthazar et Archibald —, et dans la très grande majorité des ouvrages français pour enfants entre 0 et 5 ans, les héros sont des garçons, blancs. Les meilleurs copains de nos héros sont eux aussi, de manière récurrente, des garçons blancs. Il y a bien quelques petites filles (en dehors des petites sœurs) qui interviennent dans les histoires. Nos héros peuvent en être amoureux, ou les inviter à leur anniversaire, ou elles viennent souvent déguisée en fée ou en princesse. Mais elles restent des personnages secondaires.

Récemment, mon fils de 5 ans, me conduisant, chaque soir, à mener une observation participante sur le sujet, m’a fait découvrir Anatole Latuile, le héros qui a remplacé Tom-Tom et Nana dans J’aime Lire. Bien sûr, Anatole est un garçon, et son meilleur copain, Jason, est aussi un garçon. Ce dernier est d’ailleurs amoureux de Marjane et en concurrence avec Alban Largentière pour la séduire. Dans l'un des épisodes, il cherche à lui acheter un cadeau d’anniversaire plus beau que le bijou acheté par Alban, qui a plus d’argent de poche — comme son nom l’indique. On peut y voir une introduction aux inégalités et aux classes sociales, mais aussi à l’idée que les garçons doivent agir pour conquérir le cœur des filles, notamment en leur offrant des cadeaux.

La plupart des histoires se déroulant en classe, il y a tout de même quelques filles, mais ces personnages féminins ne sont cependant jamais à l’initiative des bêtises et des aventures, toujours très drôles et originales, menées par Anatole et ses copains.

Il y a, malgré tout, une forme d’entraide qui m’a plu à la première lecture d’Anatole. Lorsqu’un enfant rencontre un problème, il est aidé. Mais il est aidé par Anatole : le héros. C’est lui qui a toujours les idées, l’humour, le courage et l’esprit d’initiative. Les autres, eux, exécutent son plan, le suivent et le mettent en valeur. Cette dynamique suit le mythe de notre société individualiste et néolibérale, qui met en avant la réussite personnelle, alors même qu’elle est le fait d’un collectif.

Je m’excuse auprès des auteur·ice·s. Si je m’attarde sur Anatole, c’est parce que mon fils l’adore et que j’ai le temps de lire et relire ses aventures. Cette répétition me permet de les interroger au prisme de la classe, du genre et de la race, en bonne sociologue « wokiste » que je suis.

Si j’avais à écrire de la littérature jeunesse, je serais, moi aussi, influencée par toutes ces normes sociales que j’ai intériorisées et je pourrai faire l’objet de toutes ces critiques si faciles.

Je m’arrête ici. Mon fils vient de se réveiller et me dit qu’il faut que j’aille me coucher :

« Si tu continues à travailler, le Père Noël ne pourra pas passer. »

Avant d’aller rêver à une littérature où les petites filles noires et blanches pourraient nous faire rire et où des groupes d’enfants composés de filles et de garçons de toutes les couleurs, valides ou non, pourraient ensemble relever mille et un défis, je dépose sous le sapin quelques idées…

  • Les gens heureux de Pizzacati de Mathilde Ramadier et Benoît Perroud

Quand le four du village de Pizzacati explose, Margherita, une petite fille futée, convainc tous les villageoises et les villageois  de préparer une pizza immense qu’ils cuiront sur le flan chaud du volcan.

  • The Bear, the piano and little bear concert de David Litchfield

Une petite ourse va aider son papa à retrouver goût à sa passion, le piano, qu’il avait laissé de côté depuis longtemps.

  • La Flûte enchantée de Katy Flint et Jessica Courtney-Tickle

L’histoire revisitée de la Flûte enchantée avec des héros et des héroïnes de toutes les couleurs.

  • Joseph, la nounou des abeilles de Simona Cechova

Joseph est seul habitant dans une vallée désertique jusqu’au jour ou il découvre un essaim d’abeille qui ne savent pas où habiter. Après les avoir aidés à s’installer, celles-ci vont transformer le terrain désertique en une vallée fleurissante.

  • Petit gruffalo de Julia Donaldson et Axel Scheffler

Alors que son papa lui avait dit de faire attention à la terrifiante créature aux yeux de feu, la petite Gruffalo part à l’aventure dans la forêt.

  • Le gang des affreux de Julia Donaldson et Axel Scheffler

Lorsqu’on parle de la savane, on pense aux animaux majestueux, mais il y a aussi d’autres animaux, moins souvent héros des histoires pour enfants, ce sont les affreux : gnou, phacochère, marabout…. Affreux ? Non pour leur maman, ce sont eux les plus beaux.

  • Raconte-moi de Steffi Broccoli

Une mini-encyclopédie, ou l’enfant peut suivre du bout du doigt 26 : qu’est ce que c’est, à quoi ça sert ? Raconte-moi.

  • Le flocon de Noëlle de Benji Davies

Noëlle, dont la famille n’a pas les moyens d’avoir un beau et grand sapin transforme une jolie branche en sapin. La veille de Noël, un petit flocon a peur de tomber… Tous les deux font un vœux


[1] Bourdieu Pierre (1979) La distinction. Critique sociale du jugement. Le sens commun, Paris, Les éditions de minuit.

[2] Donnat Olivier, 2008, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, La découverte, Paris

[3] Lahire Bernard, 2019, sous la direction de, Enfance de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.

[4] Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire, Journal officiel du 10/02/2002, Paris : CNDP

[5] Lahire Bernard, 2019, sous la direction de, Enfance de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.

👉Un article de Aude Kerivel, pour l'association Cerep-Phymentin, le 18 décembre 2024

 

Performance et dépassement de soi : quand l’idéologie (critiquée) devient une norme

Performance et dépassement de soi : quand l’idéologie (critiquée) devient une norme

Performance nom féminin : de l’ancien français performance, achèvement. Résultat chiffré (en temps ou en distance) d’un athlète ou d’un cheval à l’issue d’une épreuve. Exploit ou réussite remarquable en un domaine quelconque. Résultat obtenu dans un domaine précis par quelqu’un, une machine, un véhicule. (Larousse)

Performance, autonomie, efficacité, expertise, « individu acteur de sa vie » : ces mots ont progressivement pris une place prépondérante dans les médias, dans le monde de l’entreprise, mais aussi à l’école, dans les institutions de la petite enfance, de la protection de l’enfance, dans le service public. Ce champ lexical n’est pourtant pas neutre, il appartient au registre de l’idéologie individualiste et néolibérale.

Dans les années 1990, Alain Ehrenberg, à l’instar de nombreux sociologues et philosophes, pose un regard critique sur l’idéologie individualiste, la généralisation de la norme d’autonomie, de compétition entre les individus et « le culte de la performance ». Dans l’introduction de son essai : Le Culte de la performance, paru en 1991, Alain Ehrenberg décrit la modification de la société française où « les mouvements sociaux semblent avoir fait la place aux gagneurs, le confort à la suractivité et les passions politiques aux charmes rudes de la concurrence ». « Épanouissement personnel et initiative individuelle sont les deux facettes de cette nouvelle règle du jeu social ».  La performance est liée à la compétition, et le fait qu’idéalement « tous peuvent a priori entrer en compétition avec tous »[1] en faisant donc fi de l’inégalité des conditions, de santé, et l’inégale répartition des capitaux économiques culturelles et sociaux et symboliques. La réussite est également celle d’un individu plutôt que celle d’une équipe ou d’un collectif.

Dans ses ouvrages successifs : Le culte de la performance (1991), L’individu incertain (1995) et La fatigue d’être soi (1998) Alain Ehrenberg s’intéresse à ce que cette idéologie fait à l’individu, soit le prix de l’autonomie : « une exigence accrue de responsabilité ».

En d’autres termes, si la réussite est le fait d’un individu « plus performant que les autres », l’échec est également imputable à l’individu lui-même. Dans ce nouveau contexte idéologique, décrit par Ehrenberg dans les années 1990, les figures du sportif et de l’entrepreneur sont l’illustration parfaite de cette réussite individuelle. C’est d’ailleurs le dépassement de soi, la réussite liée au mérite, qui est mis en lumière dans les récits, laissant dans l’ombre l’effet des collectifs, de l’histoire familiale, des groupes sociaux et des transmissions de capitaux. Même les mots pour décrire les mouvements ne sont plus les mêmes, la lutte des places viendrait remplacer la lutte des classes, effaçant ainsi la notion de classe sociale, de groupe social, de syndicat et de collectif.

Bien sûr, cette idéologie nie l’ensemble des travaux qui prouvent que les inégalités existent et se reproduisent, voir même qu’elles se creusent depuis Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron[1], jusqu’à Camille Peugny