Il n’y a pas une définition ni une méthode de recherche-action. L’histoire même de cette démarche prend racine dans des pays (États-Unis, Canada), des écoles de pensée : l’école de Chicago et le fameux « laboratoire urbain qu’était cette ville de Chicago en pleine expansion » qu’investiguèrent les chercheur.e.s du début du 20ème siècle, et des disciplines telles que la sociologie ou la psychologie.
Je parlerai ici de deux expériences de recherche-action que j’ai eu l’occasion de mener avec des collègues : sociologues, économistes, chercheur.e.s en sciences de l’éducation. La première recherche-action visait à lutter contre les phénomènes de violence en institut thérapeutique et éducatif. La seconde, à développer et multiplier les liens sociaux d’attachement des enfants confiés à l’ASE, afin d’éviter l’isolement de ces jeunes à la fin du placement.
Au démarrage d’une recherche-action, il y a une question, un problème repéré sur le terrain, dans les institutions, reconnu par des décideurs. Ce problème va devenir une problématique de recherche.
Si l’on parle de la violence en ITEP par exemple, au départ, ce sont des situations de violence d’enfants en direction d’adultes, entrainant des arrêts de travail, qui sont à l’origine de la démarche.
Les directions des ITEPs s’interrogent sur « l’augmentation des situations de violence. La première étape de la recherche-action conduit à définir la violence, à partir des travaux de chercheur.e.s tel.le.s qu’Yves Michaud, Laurent Mucchielli ou encore Pierre Bourdieu qui mettent en lumière les différentes formes que peuvent prendre les violences : physique, verbale, symbolique, systémique…
Ainsi il n’y a pas que ces insultes des enfants en direction des adultes à regarder. Il s’agit de considérer chaque situation et de donner la paroles aux auteurs, victimes et témoins. Des éléments qui permettent de construire des grilles d’observations et d’entretiens.
Celles-ci décrivent les violences entre enfants, entre professionnels et enfants et entre professionnels. On voit ici que le recours à des concepts théoriques vient quelque peu élargir le questionnement de départ.
Si la compréhension du phénomène est une première étape, elle ne constitue pas la finalité de la démarche. Il s’agit de produire une connaissance qui soit utile et utilisable afin d’agir. Ainsi cette observation fine va permettre de voir qu’il y a des moments, des espaces ou il y a plus de situations de violence que d’autres. Des observations qui vont permettre d’agir.
La seconde recherche-action, concerne la protection de l’enfance, et plus particulièrement les enfants placés. 40 % des SDF sont d’anciens enfants confiés à l’ASE. Lorsqu’on interroge les adultes ayant vécu un parcours de placement, on s’aperçoit que ceux et celles qui s’en sortent sont ceux et celles qui ont pu avoir des personnes sur qui compter, au moment crucial du passage à l’âge adulte. A l’inverse, ceux et celles qui sont le plus en difficultés, sont ceux et celles qui se sont retrouvé isolé.e.s à la fin du placement.
Ce constat conduit au questionnement suivant : comment changer les choses ? comment initier, accompagner, aider au développement des liens sociaux d’attachement des enfants, pendant la durée du placement ?
Pour agir, l’implication de toutes et tous est nécessaire. Impossible d’imaginer des actions visant à développer les liens sociaux d’attachement des enfants confiés à l’ASE, sans écouter les enfants et les familles, et sans impliquer tous les échelons des organisations : maitresse de maison, éducateurs, familles d’accueil, chef de service, responsable de secteur, référent ASE, directions des associations mandatées par l’ASE, direction enfance famille du département.
On ne peut pas faire sans les professionnel.les qui sont au quotidien avec les enfants et les jeunes mais on ne peut rien envisager sans les directions des institutions, ou les hiérarchies des assistant.e.s familiale.
Lorsque l’on parle avec les enfants en MECS et en familles d’accueil de leur copains et copines d’école, ils sont nombreux à dire qu’ils sont invités à des soirées pyjamas auxquels ils ne peuvent jamais aller, du fait de la complexité de la démarche ou d’un interdit explicite ou implicite.
D’ailleurs 80 % des enfants dont les parents n’ont pas de droit d’hébergement n’ont passé aucune nuit en dehors du lieu d’accueil (sur une durée d’un an)[1]. Pour aller dormir chez un copain, il faut y être invité, et donc pouvoir soi-même inviter : 88 % des enfants n’ont pas invité de copains de l’extérieur pour leur anniversaire. Mais il faut aussi y être autorisé, et que la « procédure » (demande à la référente ASE, aux parents, parfois même aux juges) ne soit pas empêchante.
Pour qu’un professionnel puisse dire OUI (tout simplement) et même proposer… il faut que la direction lui délègue ce pouvoir, par ailleurs inscrit dans les actes usuels. Restons sur cet exemple du quotidien. Si un enfant veut pouvoir inviter des copains et des copines d’école pour son anniversaire, il faut un professionnel dédié ce jour-là et avant pour la préparation, mais aussi un budget…. Et l’on voit bien l’importance de l’implication de toutes et de tous.
Il y aurait donc trois étapes : comprendre, et c’est là où la mobilisation de concepts, leur définition, et le recueil de données auprès de toutes les personnes concernées est indispensable.
Expérimenter, soit tester des choses avec les professionnels, soutenus par leur hiérarchie, et évaluer les effets de ce qui est testé. Je voudrais revenir sur l’étape « expérimenter », à l’heure d’une forte (très forte) injonction à l’innovation, il ne faut pas croire que ce qui est expérimenté est toujours nouveau. La plupart du temps ce sont des pratiques qui ont existé, que certain.e.s professionnel.le.s ont ou ont eues… Mais qui ne sont pas toujours reconnues, et qui peuvent donc parfois être abandonnées.
C’est là qu’intervient la visée évaluative. Oui ça prend du temps (et des heures sup !) d’emmener un enfant fêter son anniversaire avec des copains dans un espace de jeux de la ville. Mais si on s’aperçoit que suite à cet évènement, il est lui-même invité à des anniversaires et chez des copains, copines, et qu’il a plus de copains et copines. Cela en vaut la peine !
Extrait de la démarche de recherche-action visant à développer les liens sociaux d’attachement des enfants confiés à l’ASE dans le département de l’Ain par le LEPPI. https://leppi.fr/recherche-action-leppi-ase-dec-2024/
Ce travail implique du temps. Lorsque nous démarrons une recherche-action, nous demandons à pouvoir créer des groupes de travail « interprofessionnels, interservices, inter associatifs » sur des journées complètes, avec un repas en présentiel (puisqu’il faut le préciser maintenant) plusieurs fois par an.
C’est le temps de l’interconnaissance, de la défiance, de la reconnaissance, de la décharge émotionnelle, de la réflexivité, de la réflexion critique, de la co-construction. La recherche-action ne peut pas se faire en une heure, en visio ou entre deux visites à domicile ou temps d’accompagnement.
Un espace égalitaire ? Bien sûr il y a des hiérarchies, des personnes gagnent plus que d’autres, des diplômes et des fonctions sont moins reconnus que d’autres, mais la recherche-action place tout le monde au même niveau.
Nous avons une question, et nous allons tenter d’y répondre ensemble, selon où nous nous situons. Nous en tant que chercheur.e.s, nous venons avec des théories, des données, les résultats des entretiens que nous avons réalisés avec des enfants, des familles, des statistiques à partir de questionnaires…
En face chacun arrive avec son expérience, sa réflexion, ses tentatives… Du côté de la recherche, nous nous situons dans un va-et-vient entre terrain et théorie que nous empruntons à la Grounded theory, et aux démarches inductives.
La grounded theory ou théorie ancrée comme cadre de la recherche-action collaborative
Parce qu’elle porte une attention « à ce qui émerge du terrain, ou des acteurs qui vivent les phénomènes » (Guillemette, 2006, p.32), et qu’elle réalise un va-et-vient constant entre terrain et théorie pour, de manière inductive « monter en théorie », la théorie ancrée est un cadre particulièrement adapté à la recherche-action collaborative.
1# La problématique de recherche émerge de questions ou de problèmes rencontrés sur le terrain. Les chercheurs « suspendant temporairement leur cadres théoriques » (Glaser and Strauss, 2010, p.63) pour laisser émerger les phénomènes.
2# Les théories formelles viennent dans un second temps, en tant qu’hypothèses théoriques qui pourront être confirmées ou réfutées par les personnes « du terrain », membres de la recherche-action collaborative ou par expérimentation.
3# Dans ce va-et-vient entre théorie et terrain, à tout moment les intuitions peuvent faire l’objet d’expérimentation et de nouvelles théories peuvent-être mobilisées pour éclairer les phénomènes observés ou vécus par les acteurs de terrain.
4# L’analyse comparative entre différents terrains réalisée par des équipes de recherche souvent pluridisciplinaires, et la réflexion discursive permettent « de monter en théorie » à partir de sujets souvent inédits pour la recherche, car au cœur des enjeux de terrain, au moment où ils se déroulent.
Dans un contexte de crise de la protection de l’enfance, Le Livre Blanc du travail social[2] publié par le Haut Conseil du travail parle de « travail empêché » pour décrire le défaut de pouvoir d’agir grandissant des travailleur.euse.s sociaux.ales à tous les échelons, bridé.e.s par la parcellisation des tâches et les réglementations.
Alors que la parcellisation des tâches a conduit à différencier ceux qui agissent et ceux qui pensent, voire même parfois à externaliser la pensée[3]. La démarche de recherche-action semble donner du pouvoir de penser et d’agir aux professionnel.le.s[4], y compris à celles et ceux qui sont les plus dévalorisé.e.s, à savoir celles et ceux qui sont au quotidien avec les enfants et jeunes. Et c’est peut-être l’intérêt principal de ces démarches : reconnecter « la main et la tête » pour reprendre les propos de Richard Sennett, dans l’ouvrage Ce que Sait la Main.
Les écueils de la duplication ou de la volonté de recette miracle ou d’un programme clef en main
A l’heure où l’on parle de diffusion de démarche, d’essaimage, de généralisation (de standardisation) de « bonne pratique », « d’outils » - ce qui pourrait permettre potentiellement de ne pas avoir à recruter des professionnelles formées… ça tombe bien, il n’y en a pas assez, parce qu’on ne veut pas les augmenter ! Je voudrais pointer un écueil de ces démarches. Ce qui fait que cela fonctionne c’est l’implication de toutes et tous, la constitution d’un collectif autour d’un projet commun, et surtout le temps de penser et la possibilité de mener des actions qui ont du se
[1] Kerivel A., Michaud C., Ottolini L., Jacquelin A., Développer les liens sociaux d’attachement et le capital social des enfants et des jeunes confiés à l’ASE, LEPPI, département de l’Ain, https://leppi.fr/wp-content/uploads/2024/08/RapportASE2.pdf
[2] Haut Conseil du travail social, Livre Blanc du travail social, 2023, p. 27.
[3] KERIVEL Aude, 2024, Protéger l’enfance, tenir la promesse faite aux enfants, Flammarion
[4] LAFORE Robert, « Le travail social à l’épreuve des recompositions institutionnelles de l’action sociale », Revue française des affaires sociales, n° 2, 2020.
👉Un article de Aude Kerivel, pour l'association Cerep-Phymentin, le 27 mars 2025
Lorsque je suis entrée à l’université, en sociologie, j’ai été rapidement initié·e aux travaux de Pierre Bourdieu et au concept de déterminisme social[1]. Le fait que nos goûts, nos pratiques culturelles et sportives soient conditionné·e·s socialement.
Ainsi, à l’époque où Pierre Bourdieu réalise son étude, dans les années 70, l’équitation, la chasse et le tennis étaient plus pratiqués par les patron·ne·s du commerce et de l’industrie, les échecs par les professeur·e·s du supérieur et les professions libérales supérieures, la guitare par les professionnel·le·s des services médico-sociaux, la pêche par les contremaîtres et artisan·e·s, et la belote par les ouvrier·e·s spécialisé·e·s.
Bourdieu précise que la démocratisation de certaines pratiques culturelles des classes supérieures conduit celles-ci à trouver une nouvelle pratique leur permettant de « se distinguer ». Nos professeur·e·s, conscient·e·s que nous venions plutôt de familles pratiquant la belote que le golf (nous étions dans une fac de banlieue où la majorité des étudiant·e·s étaient issu·e·s de milieux populaires), insistaient beaucoup sur l’importance d’aller à la bibliothèque universitaire, même si certain·e·s d’entre nous n’en avaient pas l’habitude et pouvaient être impressionné·e·s par l’endroit en lui-même. Des sociologues avaient d’ailleurs étudié le sujet !
Mais une autre recherche allait particulièrement me marquer : celle d’Olivier Donnat, qui s’intéresse au rôle des loisirs dans la reproduction des inégalités scolaires de réussite. Ainsi, il y a des loisirs « utiles » à l’école (et d’autres moins utiles). « Aller au musée ou avoir plus de 200 livres chez soi prédispose les enfants à mieux réussir à l’école via la culture générale ou les prédispositions à la lecture que ces activités/faits induisent. Or, 59 % des familles de cadre·s déclarent être allées au musée au moins une fois dans l’année, contre seulement 15 % pour les familles d’ouvrier·e·s. De même, pour la possession d’au moins 200 livres, c’est le cas de 49 % des familles de cadre·s, contre seulement 10 % des familles d’ouvrier·e·s. De même, seuls 10 % des familles de cadre·s déclarent n’avoir lu aucun livre au cours des 12 derniers mois, contre 45 % pour les familles d’ouvrier·e·s. (Notons que tous les cadre·s ne vont pas au musée et que tous les ouvrier·e·s ne sont pas allergiques au musée ou à la lecture. Il ne s’agit pas de caricaturer, mais de souligner des probabilités inégales, et non une prédestination automatique.)»[2].
A partir de ce moment-là, j’ai commencé à offrir des livres à tous mes petit.e.s cousin.e.s, mes nièces et neveux, et les enfants de mes ami.e.s. Noël est donc devenu pour moi l’occasion de lutter contre le déterminisme social ! Dans l’ouvrage de Bernard Lahire et de son équipe Enfance de Classe. De l’inégalité dès l’enfance[3] - Que je conseille d’ailleurs d’offrir à tou·te·s vos ami·e·s ou parents enseignant·e·s, éducateur·ice·s, animateur·ice·s, ministres de l’Éducation ou président·e·s de la République. Les auteur·ice·s observent les inégalités à hauteur d’enfants de 5 à 6 ans. En enquêtant dans 35 familles de différentes classes sociales à travers toute la France, les chercheur·e·s mettent en évidence l’incarnation très concrète des inégalités : entre Ahan, vivant seul avec sa mère dans un foyer de sans-abris, et Valentine, qui habite un appartement de 120 m² dans le VIIe arrondissement parisien.
Entre ces deux extrêmes, il y a Zélie, qui vit dans un petit pavillon de banlieue, Thibault, qui vit dans la ferme de ses parents, ou Alexis, qui habite le centre-ville de Mulhouse. Mais ce ne sont pas les logements de ces enfants qui nous intéressent le plus — bien qu’il soit plus fréquent qu’un·e enfant ait une bibliothèque dans sa chambre lorsqu’il·elle a sa propre chambre —, mais les livres qui se trouvent sous le sapin.
Alors, il y a les familles où l’on trouve des livres pour enfants et celles où il n’y en a pas. Mais dans les familles (majoritaires) où il y a des livres, il ne s'agit pas des mêmes ouvrages. La littérature jeunesse est ainsi composée d’ouvrages plus ou moins légitimes (au sens de "culture légitime"). Les chercheur·e·s montrent comment le choix de certains ouvrages de la littérature jeunesse, sélectionnés par les familles les plus initiées, favorise la mobilisation d’un vocabulaire riche et soutenu, initie les enfants aux figures de style, à la rhétorique, à l’humour et aux jeux de mots, à l’esthétisme et à l’esprit critique. Des compétences scolairement valorisées, que certain·e·s enfants de 5 ans auront davantage que d’autres.
Il y a donc Blaise de Claude Ponti, et Tchoupi, un peu comme il y a Honoré de Balzac et Marc Levy. L’un a d’ailleurs plus sa place à l’école que l’autre.
Dans le cadre des « parcours littéraires » proposés par les écoles maternelles, « suite à une demande institutionnelle qui remonte aux programmes de 2002 »[4] les enfants ramènent chaque semaine un livre choisi par l’enseignant·e, afin d’acculturer les familles et les enfants à la culture légitime et d’initier tou·te·s les enfants à l’objet.
Je dois avouer que la première fois que mon fils, alors âgé de 3 ans a ramené Blaise et le robinet à la maison dans le cadre du parcours littéraire, j’ai ressenti la même sensation que face à une œuvre d’art contemporain. Je n’ai pas compris. Je n’ai rien compris. Je me suis dit qu’il était trop petit… En réalité, il me manquait les codes, non pas de l’art contemporain, mais de la littérature jeunesse légitime.
Comme l’explique Bernard Lahire, Claude Ponti, l’auteur de Blaise est fortement plébiscité par les classes moyennes et supérieures. Il « joue beaucoup avec le langage, fait des références en permanence dans ses textes », mobilise des jeux de mots et l’ironie », des pratiques plus souvent observées dans les classes les plus aisées car, « dans le rapport aux mots, aux livres, se joue le ressort fondamental des inégalités, l’ouverture des horizons »[5]
Mais revenons à Blaise et Tchoupi. Quel est le point commun entre ces deux personnages et Petit Loup, Crocolou, Timoté, Petit Ours Brun, Paco, Bébé Balthazar, Archibald, Simon le Lapin et SamSam ? Tous sont des séries d’ouvrages pour jeunes enfants, dont les histoires sont centrées sur le quotidien des tout-petits. Il y a donc donc Tchoupi et Doudou, Petit Loup ne met plus de couche, Crocolou va sur le pot, Bébé Balthazar : Je fais tout seul, Timoté entre à l’école, Petit Ours Brun a peur du noir, Simon le Lapin : Caca Boudin ! Archibald : Au lit !. Pour les non-initié·e·s, ces ouvrages racontent les expériences que peuvent vivre les tout-petits. De manière concrète et descriptive, ou de façon plus ironique ou poétique, il s’agit de permettre aux enfants de s’identifier à ces personnages et à leurs aventures du quotidien.
Mais le point commun sur lequel j’aimerais m’attarder, c’est le fait que ces héros de séries de livres, qui accompagnent les premières années des enfants, sont des héros (au masculin) et rarement des héroïnes.
Il y a bien quelques petites sœurs : Petit Loup, Crocolou, Timoté, Archibald et Simon le Lapin deviennent à un moment grand frère. Mais au centre de ces histoires, ce sont toujours des garçons. Certes, ce sont des animaux, mais des animaux-garçons. Lorsqu’il s’agit d’humains — comme pour SamSam, Balthazar et Archibald —, et dans la très grande majorité des ouvrages français pour enfants entre 0 et 5 ans, les héros sont des garçons, blancs. Les meilleurs copains de nos héros sont eux aussi, de manière récurrente, des garçons blancs. Il y a bien quelques petites filles (en dehors des petites sœurs) qui interviennent dans les histoires. Nos héros peuvent en être amoureux, ou les inviter à leur anniversaire, ou elles viennent souvent déguisée en fée ou en princesse. Mais elles restent des personnages secondaires.
Récemment, mon fils de 5 ans, me conduisant, chaque soir, à mener une observation participante sur le sujet, m’a fait découvrir Anatole Latuile, le héros qui a remplacé Tom-Tom et Nana dans J’aime Lire. Bien sûr, Anatole est un garçon, et son meilleur copain, Jason, est aussi un garçon. Ce dernier est d’ailleurs amoureux de Marjane et en concurrence avec Alban Largentière pour la séduire. Dans l'un des épisodes, il cherche à lui acheter un cadeau d’anniversaire plus beau que le bijou acheté par Alban, qui a plus d’argent de poche — comme son nom l’indique. On peut y voir une introduction aux inégalités et aux classes sociales, mais aussi à l’idée que les garçons doivent agir pour conquérir le cœur des filles, notamment en leur offrant des cadeaux.
La plupart des histoires se déroulant en classe, il y a tout de même quelques filles, mais ces personnages féminins ne sont cependant jamais à l’initiative des bêtises et des aventures, toujours très drôles et originales, menées par Anatole et ses copains.
Il y a, malgré tout, une forme d’entraide qui m’a plu à la première lecture d’Anatole. Lorsqu’un enfant rencontre un problème, il est aidé. Mais il est aidé par Anatole : le héros. C’est lui qui a toujours les idées, l’humour, le courage et l’esprit d’initiative. Les autres, eux, exécutent son plan, le suivent et le mettent en valeur. Cette dynamique suit le mythe de notre société individualiste et néolibérale, qui met en avant la réussite personnelle, alors même qu’elle est le fait d’un collectif.
Je m’excuse auprès des auteur·ice·s. Si je m’attarde sur Anatole, c’est parce que mon fils l’adore et que j’ai le temps de lire et relire ses aventures. Cette répétition me permet de les interroger au prisme de la classe, du genre et de la race, en bonne sociologue « wokiste » que je suis.
Si j’avais à écrire de la littérature jeunesse, je serais, moi aussi, influencée par toutes ces normes sociales que j’ai intériorisées et je pourrai faire l’objet de toutes ces critiques si faciles.
Je m’arrête ici. Mon fils vient de se réveiller et me dit qu’il faut que j’aille me coucher :
« Si tu continues à travailler, le Père Noël ne pourra pas passer. »
Avant d’aller rêver à une littérature où les petites filles noires et blanches pourraient nous faire rire et où des groupes d’enfants composés de filles et de garçons de toutes les couleurs, valides ou non, pourraient ensemble relever mille et un défis, je dépose sous le sapin quelques idées…
Quand le four du village de Pizzacati explose, Margherita, une petite fille futée, convainc tous les villageoises et les villageois de préparer une pizza immense qu’ils cuiront sur le flan chaud du volcan.
Une petite ourse va aider son papa à retrouver goût à sa passion, le piano, qu’il avait laissé de côté depuis longtemps.
L’histoire revisitée de la Flûte enchantée avec des héros et des héroïnes de toutes les couleurs.
Joseph est seul habitant dans une vallée désertique jusqu’au jour ou il découvre un essaim d’abeille qui ne savent pas où habiter. Après les avoir aidés à s’installer, celles-ci vont transformer le terrain désertique en une vallée fleurissante.
Alors que son papa lui avait dit de faire attention à la terrifiante créature aux yeux de feu, la petite Gruffalo part à l’aventure dans la forêt.
Lorsqu’on parle de la savane, on pense aux animaux majestueux, mais il y a aussi d’autres animaux, moins souvent héros des histoires pour enfants, ce sont les affreux : gnou, phacochère, marabout…. Affreux ? Non pour leur maman, ce sont eux les plus beaux.
Une mini-encyclopédie, ou l’enfant peut suivre du bout du doigt 26 : qu’est ce que c’est, à quoi ça sert ? Raconte-moi.
Noëlle, dont la famille n’a pas les moyens d’avoir un beau et grand sapin transforme une jolie branche en sapin. La veille de Noël, un petit flocon a peur de tomber… Tous les deux font un vœux
[1] Bourdieu Pierre (1979) La distinction. Critique sociale du jugement. Le sens commun, Paris, Les éditions de minuit.
[2] Donnat Olivier, 2008, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, La découverte, Paris
[3] Lahire Bernard, 2019, sous la direction de, Enfance de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.
[4] Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire, Journal officiel du 10/02/2002, Paris : CNDP
[5] Lahire Bernard, 2019, sous la direction de, Enfance de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.
👉Un article de Aude Kerivel, pour l'association Cerep-Phymentin, le 18 décembre 2024
Performance et dépassement de soi : quand l’idéologie (critiquée) devient une norme
Performance nom féminin : de l’ancien français performance, achèvement. Résultat chiffré (en temps ou en distance) d’un athlète ou d’un cheval à l’issue d’une épreuve. Exploit ou réussite remarquable en un domaine quelconque. Résultat obtenu dans un domaine précis par quelqu’un, une machine, un véhicule. (Larousse)
Performance, autonomie, efficacité, expertise, « individu acteur de sa vie » : ces mots ont progressivement pris une place prépondérante dans les médias, dans le monde de l’entreprise, mais aussi à l’école, dans les institutions de la petite enfance, de la protection de l’enfance, dans le service public. Ce champ lexical n’est pourtant pas neutre, il appartient au registre de l’idéologie individualiste et néolibérale.
Dans les années 1990, Alain Ehrenberg, à l’instar de nombreux sociologues et philosophes, pose un regard critique sur l’idéologie individualiste, la généralisation de la norme d’autonomie, de compétition entre les individus et « le culte de la performance ». Dans l’introduction de son essai : Le Culte de la performance, paru en 1991, Alain Ehrenberg décrit la modification de la société française où « les mouvements sociaux semblent avoir fait la place aux gagneurs, le confort à la suractivité et les passions politiques aux charmes rudes de la concurrence ». « Épanouissement personnel et initiative individuelle sont les deux facettes de cette nouvelle règle du jeu social ». La performance est liée à la compétition, et le fait qu’idéalement « tous peuvent a priori entrer en compétition avec tous »[1] en faisant donc fi de l’inégalité des conditions, de santé, et l’inégale répartition des capitaux économiques culturelles et sociaux et symboliques. La réussite est également celle d’un individu plutôt que celle d’une équipe ou d’un collectif.
Dans ses ouvrages successifs : Le culte de la performance (1991), L’individu incertain (1995) et La fatigue d’être soi (1998) Alain Ehrenberg s’intéresse à ce que cette idéologie fait à l’individu, soit le prix de l’autonomie : « une exigence accrue de responsabilité ».
En d’autres termes, si la réussite est le fait d’un individu « plus performant que les autres », l’échec est également imputable à l’individu lui-même. Dans ce nouveau contexte idéologique, décrit par Ehrenberg dans les années 1990, les figures du sportif et de l’entrepreneur sont l’illustration parfaite de cette réussite individuelle. C’est d’ailleurs le dépassement de soi, la réussite liée au mérite, qui est mis en lumière dans les récits, laissant dans l’ombre l’effet des collectifs, de l’histoire familiale, des groupes sociaux et des transmissions de capitaux. Même les mots pour décrire les mouvements ne sont plus les mêmes, la lutte des places viendrait remplacer la lutte des classes, effaçant ainsi la notion de classe sociale, de groupe social, de syndicat et de collectif.
Bien sûr, cette idéologie nie l’ensemble des travaux qui prouvent que les inégalités existent et se reproduisent, voir même qu’elles se creusent depuis Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron[1], jusqu’à Camille Peugny[2], en passant par Bernard Lahire[3] ou Thomas Piketty[4] et qu’elles permettent d’expliquer le déterminisme social et ses conséquences.
Pourtant presque 20 ans après les travaux d’Ehrenberg, Edgar Cabanas et Eval Ilouz dans leur ouvrage Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, montrent que cette pensée a non seulement pris de l’ampleur, mais est devenue une norme. Ainsi selon les auteurs : « le travail est devenu une affaire de projets personnels, de créativité et d’entreprenariat ; l’éducation une affaire de compétence individuelles et de talents personnels ; la santé une affaire d’habitudes de vie et de modes de vies (…) les conséquences en ont été l’effondrement de la dimension sociale au profit de la dimension psychologique.[5]
Ainsi, on semble oublier qu’en 2023, 64,2 % des élèves des catégories favorisées entreprennent, sept ans après leur entrée en 6e, des études supérieures. Alors que ce n’est le cas que de 27,5 % des enfants de catégories modestes.[6] On semble également oublier que « Les hommes diplômés du supérieur vivent 8 ans de plus que les hommes non diplômés du supérieur », et que « Pour les hommes, il existe une gradation : plus le diplôme est élevé, plus l’espérance de vie l’est » [7]. Alors que « Pour les femmes, l’écart d’espérance de vie est net entre celles qui ont un diplôme et celles qui n’en ont pas, mais la gradation est peu marquée parmi les diplômées. »[8] Ces chiffres viennent rappeler la nécessité de ne pas oublier ces structures sociales déterminantes que la norme néolibérale tente de gommer.
Autour de cette norme, un nouveau récit : celui de l’accès de chacun au bonheur, qui serait la marche la plus haute de l’accomplissement personnel, accessible à chacun pour peu qu’il ou elle déploie la stratégie adéquate, fondée sur le développement des émotions positives et le travail sur soi [9]. La recherche du bonheur individuel comme idéal à atteindre, supplante des ambitions telles que la réussite du collectif, la justice, la liberté. Une rhétorique difficilement critiquable puisqu’elle est devenu la norme. Une norme qui oublie les rapports de domination, de race, de classe, de genre, les inégalités et les contextes sociaux.
[1] Alain Ehrenberg, 1991, le culte de la performance, 1991, Edition Pluriel.
[2] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Les étudiants et la culture, Paris, les Éditions de minuit, coll. Le Sens commun, 1964 et Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Éléments d’une théorie du système d’enseignement, collection Le sens commun, 1970
[3] Camille Peugny, Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale, Seuil, coll. « La république des idées », 2013.
[4] Bernard Lahire (2019). Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants. Seuil.
[5] Thomas Piketty, (2019) Capital et idéologie, Edition du seuil.
[6] Cabanas Edgar, Illiouz Eva, Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Premier Parallèle, p. 77.
7] France Stratégie, Scolarités, le poids des héritages, Johanna Barasz, Peggy Furic et Bénédicte Galtier, Septembre 2023.
[8] INSEE, Les écarts d’espérance de vie entre cadre et ouvrier, Insee Première n°2005, juillet 2024.
[9] INSEE, Les écarts d’espérance de vie entre cadre et ouvrier, Insee Première n°2005, juillet 2024.
[10] Edgar Cabanas, Eva Illiouz, Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Premier Parallèle, p. 77.
👉Un article de Aude Kerivel et Chloé Michaud économiste au LEPPI, pour l'association cerep-Phymentin, le 26 novembre 2024
Ariane Benoliel, doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias et Aude Kerivel, docteure en sociologie, directrice du Laboratoire d’évaluation des politiques publiques et des innovations.
Un mercredi après-midi de septembre, dans un square pour enfants du 18ème arrondissement de Paris (dans un quartier plutôt mixte socialement), avec mon fils de 5 ans, mon regard, avec mes lunettes de sociologue, se pose sur le bac à sable. Des enfants, filles et garçons, entre zéro et six ans, font des pâtés de sable. Les plus jeunes jouent côté à côté, interagissant entre eux en s’emparant d’une pelle ou d’un cornet à glace en plastique, ce qui donne souvent lieu à des pleurs et des cris. Des petits groupes de filles ou de garçons coopèrent autour de jeux. Lorsqu’un « grand garçon » de 5 ans arrive dans le bac à sable, poussant un plus petit, à peine ai-je détourné le regard, qu’une dizaine de petits garçons, entre 3 et 5 ans « jouent » à la bagarre. Les échanges sont vifs, et je me rends compte que « les petits » et les filles ont déserté le bac à sable. Parfois d’elles-mêmes ou d’eux-mêmes, parfois après y avoir été invités. J’entends par là un « Viens ma puce, tu vas te prendre un coup ». Un des petits garçons lance à un autre qui regarde la bagarre sans y participer : « tu es un garçon-fille toi ». Le bac à sable est devenu territoire des garçons et espace d’affrontement physique. Mais surtout, je me rends compte qu’aucun adulte n’intervient pour stopper ces jeux violents, ces « jeux de garçons ».
Sylvie Ayral, introduit son ouvrage Pour en finir avec la violence des garçons par ce qu’elle appelle « les chiffres chocs de la virilité » : 96,5 % de la population pénitentiaire est masculine, 83,6 % des auteurs de crimes conjugaux sont des hommes, 94 % des tués en deux roues sont des hommes.[3] Quel rapport avec cette scène anodine de bac à sable ? Continuons de dérouler le constat : 85 % des jeunes en Centre éducatif fermé sont des garçons[4] et presque 90 % des enfants sanctionnés au collège, « pour violence sur autrui » sont des garçons[5]. Comme le rappelle Sylvie Ayral, beaucoup de garçons « sages et doux » ne se reconnaissent pas dans des comportements masculins stéréotypés, qui rappelle-t-elle à juste titre « invalident d’emblée les explications essentialistes ». Mais ces garçons « en dehors de la norme » ou « garçons-filles » pour reprendre l’expression de ce petit garçon du parc, sont aussi davantage représentés parmi les élèves harcelés[6].
Mais revenons à ce parc de jeux, et mettons maintenant les lunettes de la « géographie du genre » que nous empruntons à Yves Raibaud et Edith Maruejouls. Ces géographes observent que « les filles n’occupent pas ou très peu d’espace » et sont reléguées à 10% de la cour de récréation (de l’école ou du centre de loisir), le foot occupant 90% de l’espace disponible[7]. Tous leurs mouvements, déplacements et activités s’en trouvent, de ce fait, restreints. En fait, la « géographie scolaire du genre »[8] rend visible cette socialisation masculine fondée sur une virilité « extravertie » qui appelle à ne pas se restreindre dans ses mouvements (dans la logique de produire des garçons sportifs, forts et puissants) et à s’affirmer en prenant de l’espace. La socialisation des filles les pousse au contraire vers des activités calmes, « moins physiques, plus discrètes, et qui les cantonnent en périphérie de cette cour de récréation, au centre de laquelle elles n'osent plus se risquer, prendre place, occuper l'espace »[9]
Un vendredi, de retour dans ce parc à jeux du 18ème arrondissement. Il est 16H30. Après avoir joué avec Lou et Anna à la balançoire, mon fils retrouve Joseph, Wallid, Solal. Les six enfants sont à l’école maternelle ensemble, dans la même classe. Mais seuls les garçons sortent de l’espace de jeu pour explorer ce qu’ils nomment « La forêt des mille peurs ». Je rappelle que nous sommes dans un square parisien du 18ème arrondissement, il s’agit de quelques arbres sur les hauteurs du parc fermé, mais où en effet, les enfants sont, pendant quelques minutes, peu visibles des parents ou autres adultes qui les accompagnent. Aucune fille dans cet espace qui est perçu comme un espace « pas tout à fait autorisé », ou peut-être un petit peu moins « sécurisé ». Lou (4 ans) dira à sa maman que de toute façon « les garçons c’est plus fort que les filles ». Alors bien sûr, il y a quelques filles qui parfois « transgressent » mais elles sont davantage arrêtées. Les parents, anticipant les futurs risques encourus par les filles, ont tout intérêt à les socialiser précocement au fait de ne pas se promener dans des espaces où elles pourraient être en danger. Mais si l’on est attentif, on observe que peu de filles cherchent à s’aventurer dans cette petite forêt. Les travaux sur la socialisation primaire, centrale dans la construction de genre prend alors tout son sens. Anne Dafflon Novelle observe le rôle de ce qu’elle nomme les « agents périphériques de socialisation »[10] (vêtements, jouets, livres, émissions, publicité, internet, etc.) sur la socialisation genrée. Les voitures, camions ou véhicules téléguidés et jeux de construction qui favorisent « la mobilité, la manipulation, l’invention et le goût de l’aventure » continuent d’être destinés et offerts aux garçons, alors que les filles se voient plus souvent offrir des poupées et des déguisements de princesses. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des petites filles au parc vêtues de robes de princesse et coiffées de couronnes, qui entrave également les corps et les mouvements et donc la possibilité d’escalader la butte qui mène à « la forêt des mille peurs ».
Contrairement au temps de classe, où la mixité de sexe est imposée et régulée, les temps libres se caractérisent par « l’activation des stéréotypes de genre. »[11] Le libre choix entraîne le regroupement des filles d’un côté et des garçons de l’autre. Dès six ans et demi, les enfants passent onze fois plus de temps à jouer avec leurs pairs qu’avec des camarades du sexe opposé.[12]. La déconstruction des stéréotypes de genre nécessite une action volontariste, qui vise les garçons, et les filles (et pas uniquement les filles, comme c’est souvent le cas des politiques d’égalité). Comme le montrent Edith Maruéjouls et Yves Raibaud[13], proposer des infrastructures non genrées : mur d’escalade plutôt que terrain de foot, est indispensable à la déconstruction des stéréotypes de genre. Il s’agit aussi, pour reprendre les propos d’Yves Raibaud[14], de valoriser dans toutes les interactions « les milieux » : soit « les garçons doux et les filles audacieuses » qui dénotent avec les stéréotypes féminins et masculins imprégnés de rapports de domination.
Retournons une dernière fois au parc, avec les lunettes du genre, et concentrons-nous sur l’araignée (filet de pyramide en corde solide permettant aux enfants d’escalader.) Il y a une règle indispensable à suivre pour espérer monter : être constamment appuyé sur trois appuis (ou deux au moins). Le jeu n’est plus libre, l’infrastructure se fait intervention, « agents périphériques de socialisation ». C’est d’ailleurs l’espace du parc où filles et garçons sont équitablement représentés. Lou et Shiem, 4 et 5 ans grimpent avec habileté jusqu’en haut de l’araignée tandis que Solal semble en difficulté, et commence à pleurer. « Attends je viens t’aider » propose Lou à Solal en lui tendant la main. Je regarde mon fils bloqué sur l’araignée, « regarde la technique de Lou, ne t’inquiète pas, elle va te montrer ! Bravo Lou ! » INTERVENTIONNISTE c’est bien cela ?
[1] Cet article a été écrit grâce à une revue de littérature réalisée par Ariane Benoliel, doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias.
[2] Ce sous-titre est emprunté à Sylvie Ayral, en référence avec son ouvrage : La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège, 2011, PUF.
[3] Ayral Sylvie et Raibaud Yves. 2017. Pour en finir avec la fabrique des garçons, Vol.1 A l’école, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p.16.
[4] Drees, publication des résultats détaillés de l’enquête auprès des établissements et services de la protection de l’enfance (ES-PE) 2017.
[5] Ayral Sylvie, 2011, La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège, 2011, PUF.
[6] Debarbieux Eric, Alessandrin Arnaud, Dagorn Johanna et Gaillard Olivia, 2018, Les violences sexistes à l’école. Une oppression viriliste. Observatoire européen de la violence à l’école. 2018.
[7] Maruéjouls Edith, 2024, Animer l’égalité dans la cours d’école : enjeux et perspectives de l’intervention périscolaire, Les cahiers de l’Action, 2024, n 62, pp. 61-68
[8] Ibid
[9] Chapuis Amandine, « L'espace pour appréhender les inégalités filles-garçons dans la cour de récréation. Réflexions autour d'une formation d'enseignant.e.s », Genre Éducation Formation [En ligne], 4 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020
[10] Dafflon-Novelle Anne, 2006, Filles-garçons : socialisation différenciée ? Grenoble : PUG.
[11] Raibaud Yves, Bacou Magalie. Mixité dans les activités de loisir : la question du genre dans le champ de l’animation. Introduction. Agora débats/jeunesses, 2011, 59, pp.54-63.
[12] Guionnet Christine et Neveu Erik, 2021, Féminins/Masculins sociologie du genre, Troisième édition, Armand Colin.
[13] Maruéjouls Edith. Raibaud Yves, Filles/garçons : l’offre de loisirs- asymétrie des sexes, décrochage des filles et renforcement des stéréotypes Diversité, 2011, 167 pp. 86-92
[14] Raibaud Yves., 2014, Sport, culture, loisirs : ces autres lieux de production et de consolidation de l’identité masculine, in Ayral Sylvie, Raibaud Yves. Pour en finir avec la fabrique des garçons, volume 2, éd. MSHA p. 9-25.
👉Un article de Ariane Benoliel, doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias et Aude Kerivel, docteure en sociologie, directrice du Laboratoire d’évaluation des politiques publiques et des innovations
pour l'association Cerep-Phymentin, le 23 octobre 2024
Tara-Lou Iftène (étudiante en Master EHESS et stagiaire au LEPPI) et Aude Kerivel (directrice du LEPPI)
Alors que depuis près d’une quinzaine d’années, la lutte contre le harcèlement à l’école est devenue un sujet majeur pour l’Éducation nationale, une modalité d’action a été récemment présentée comme particulièrement pertinente : l’éducation à l’empathie. Un mois après le lancement expérimental de cours d’empathie en janvier 2024 dans plus de 1000 écoles et 2 collèges, l’empathie est présentée comme un axe fort de la circulaire de février 2024[1]. Comment cette modalité de lutte contre le harcèlement s’est-elle imposée en France ? Qu’est-ce que l’empathie ? Une compétence ? Une émotion ? Est-il possible d’éduquer à l’empathie ? À quoi peuvent ressembler des cours d’empathie ? Telles sont les questions suscitées par l’adoption de ce moyen, présenté comme une solution pour faire baisser les situations de harcèlement. Après une tentative de définition de la notion, nous reviendrons sur son apparition dans le champ de la lutte contre le harcèlement puis interrogerons les différentes contradictions que la notion et son utilisation soulèvent.
Empathie : Le concept trouve son origine en Allemagne, en 1873, sous la plume du spécialiste d’esthétique Robert Vischer, qui emploie le terme d’Einfühlung pour qualifier l’expérience de « ressentir à l’intérieur » ce que nous regardons. Avec les philosophes et psychologues allemands de la fin du XIXe siècle et les travaux de Lipps ou Titchener), l’empathie se substitue à la sympathie pour désigner notre capacité à se mettre à la place d’un autre et partager sa souffrance. « Souffrir ensemble » dans la pratique d’une activité physique et sportive, tel est le point de départ du psychologue et sociologue Omar Zanna, dans son analyse réflexive sur la pratique de la boxe avec des mineurs délinquants[2].
Le concept chemine à travers la théorie esthétique, la philosophie, la psychanalyse, les neurosciences, la sociologie et l’anthropologie… Il serait difficile de trouver une définition sur laquelle toutes les disciplines pourraient s’aligner. Les recherches actuelles reconnaissent trois composantes à l’empathie. L’empathie émotionnelle, innée, nous permet d’identifier/ressentir l’émotion des autres (on parle aussi de contagion affective) sans s’y confondre, « une résonance sans perte de distance. » L’empathie cognitive est présentée comme permettant la régulation de l’empathie émotionnelle et l’empathie mature permettrait de comprendre l’autre et se mettre émotionnellement à sa place[3].
À quel moment l’empathie - qui d’ailleurs n’est pas toujours présentée comme « morale » (lorsqu’elle altère le jugement objectif et que l’on empathise qu’avec nos semblables)[4] - est-elle mise en avant comme un moyen de lutter contre le harcèlement à l’école ?
Depuis 2010, la lutte contre le harcèlement est devenue un enjeu important des politiques publiques. Après une première période visant à comprendre, caractériser et comptabiliser les situations de harcèlement, marquée par les rapports d’Éric Debarbieux et les premières enquêtes de victimation, les constats appellent à l’action. Des programmes sont d’abord expérimentés dans une logique de bottom-up. Médiateur social dans l’école, éducation à l’empathie par le corps, apprentissage de la communication non violente sont expérimentés dans différents établissements dès 2011, puis la préoccupation partagée ou les dispositifs d’ambassadeurs en 2017 et 2018. Entre-temps, le gouvernement renforce la législation et l’application du délit de harcèlement au cadre scolaire et met en place un numéro vert national. Alors que, jusqu’alors, les établissements qui s’engageaient dans un programme de lutte contre le harcèlement avaient la possibilité de choisir les moyens d’action, à partir de 2022, la mise en place « d’ambassadeurs » dans le cadre du programme pHARe (plan de prévention du harcèlement à destination des écoles, des collèges et des lycées) puis les « cours d’empathie » marquent un tournant dans la politique d’État de lutte contre le harcèlement. L’empathie figurait déjà dans la liste des Compétences psychosociales (CPS) introduite dans les cours d’enseignement moral et civique en 2015, mais à partir de 2023, la notion est présentée comme un moyen efficace de lutter contre le harcèlement à l’école. En janvier 2024, un kit pédagogique pour les séances d’empathie à l’école, préfacé par Gabriel Attal, détaille des activités « pour apprendre à s’autoévaluer positivement, accroître sa connaissance des émotions et communiquer de façon empathique. » L’éducation à l’empathie marque donc une tentative d’opérationnalisation d’un concept et l’affirmation d’un moyen reconnu permettant de lutter contre le harcèlement.
À l’heure où la communication se doit d’être simple, ici elle a le mérite de se résumer en un mot, mais les expérimentations qui ont porté leurs fruits se limitent-elles à quatre ateliers d’empathie en direction des élèves ? La méthode danoise Fri For Mobberi[5], « libéré du harcèlement », que Gabriel Attal souhaite répliquer en France, fonctionne justement sur la création d’une dynamique de groupe bienveillante, au sein de laquelle chaque enfant peut s’exprimer et être entendu avec bienveillance et respect. Principe au cœur du Jeu des Trois Figures de Serge Tisseron[6]. Par-là, il s’agit d’apprendre à nommer les émotions, les exprimer et les gérer. En fin d’article, il pose toutefois une importante mise en garde : le sentiment d’empathie ne peut pas être du seul ressort de l’individu : il doit « être partagé par une communauté ». Le contexte scolaire français est-il empathique ? Les notations ? Le système de relégation dans des filières repérées étant comme dévalorisées ? Dans l’expérimentation française d’éducation à l’empathie par le corps, portée par Omar Zanna et son équipe de la filière STAPS de l’université, les enseignants sont, eux-mêmes, formés à l’empathie et prennent conscience, par exemple, de la difficulté pour un enfant d’être interrogé seul au tableau par exemple. Cette expérimentation montre que la baisse des situations de harcèlement est permise par une cohésion de groupe et des valeurs de respect et d’entraide permises par des pratiques physiques et corporelles (inspirées d’exercices sportifs et théâtraux). En bref, il s’agit d’éprouver « l’empathie par le corps » en action pour se sentir appartenir à un collectif classe, école[7]. Cohésion, collectif, groupe, entraide : des mots peu présents dans les directives ministérielles qui pourtant sont au cœur des actions de terrain, portées par les enseignants eux-mêmes ou par les mouvements d’éducation populaire qui interviennent dans les établissements. Alors pour revenir à l’empathie ? Elle peut être un objectif, mais qui ne peut pas se réduire à la transmission de sa définition qui viserait seulement les élèves. En faisant l’hypothèse que l’empathie s’éprouve dans des expériences collectives où chacun a sa place. Reste à savoir si elle est compatible avec les exigences d'un système scolaire qui valorise souvent la réussite individuelle, au détriment de celle du collectif ?
[1] Circulaire du 2-2-2024 : Lutter contre le harcèlement à l’école, une priorité absolue.
[2] Zanna O. (2010). Restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants. Paris : Collection Enfance. Dunod.
[3] ZAnna O. (2015) « Apprendre par corps l’empathie à l’école : tout un programme ? », Recherches en éducation [En ligne], 21 |
[4] Cowell, JM. Decety . “Friends or foes: Is empathy necessary for moral behavior?”, Perspectives on Psychological Science, 9, 5, p. 525-537. Disponible sur : https://doi.org/10.1177/1745691614545130
[5] Programme développé en 2005 au Danemark.
[6] Serge Tisseron : https://www.cerep-phymentin.org/Etablissements/Sanitaires/Hopital_de_jour_Centre_Andre_Boulloche/7950
[7] Kerivel A.(2015). De l’empathie pour lutter contre le harcèlement à l’école, Rapport d’évaluation de l’expérimentation portée par Omar Zanna. Paris : Rapport du FEJ. https://orbilu.uni.lu/bitstream/10993/22939/1/RF_EVA_APSCO4_12.pdf
👉Un article de Tara-Lou Iftène et Aude Kerivel (LEPPI) pour l'association Cerep-Phymentin, le 24 mai 2024
Les sociologues s’intéressent à tout ce qui n’est pas inné, à tout ce qui s'acquiert au cours du processus de socialisation. On naît, on grandit, on évolue dans des environnements sociaux faits de normes que l’on intériorise. On naît avec un sexe féminin ou masculin, mais le genre féminin ou masculin, les attributs dits féminins ou masculins sont socialement construits. En habillant différemment les petits bébés filles ou les petits bébés garçons, en leur offrant des jouets différents, on leur transmet une identité genrée. En disant d’un bébé garçon qu’il est costaud et d’une petite bébé fille qu’elle est mignonne, en interprétant plus souvent les pleurs du premier comme de la colère et de la seconde comme de la tristesse, on transmet des attributs qu’une société associe à une identité genrée. Précisons que ces observations ont été faites par une sociologue contemporaine (Marie Duru-Bellat, dans L’école des filles) et que toutes les familles qui ont été observées s’accordent à dire qu’elles éduquent leur fille de la même manière que leur garçon. Dans ce que l’on transmet, il y a ce que l’on transmet de manière consciente, « l’éducation » : on transmet des valeurs, des normes qui sont jugées être les bonnes, celles à transmettre pour bien grandir, comme « être poli », « être autonome ». Et il y a tout ce qu’on n’a pas nécessairement envie de transmettre, mais que l’on transmet malgré nous. Ainsi, un récent ouvrage, « Matheuses » (co-écrit par Clémence Perronet) observe que les rares filles qui ont « la bosse des mathématiques » sont celles dont la mère a fait une filière scientifique ou manie les chiffres dans le cadre de son métier. À l’inverse, on peut imaginer que toutes les autres mères aimeraient beaucoup que leur fille excelle en mathématiques, mais en se dévalorisant elles-mêmes dans cette filière, elles transmettent l’idée (qui est corroborée en dehors de la famille) que les mathématiques seraient plutôt l’affaire des garçons. Bernard Lahire, dans ses portraits de familles, fait le même constat : les parents qui valorisent l’école, mais qui se dévalorisent vis-à-vis de l’école, transmettent cette dévalorisation à leurs enfants. On ne transmet donc pas tout ce que l’on veut ! C’est Vincent de Gaulejac qui en donne l’exemple le plus flagrant lorsqu’il observe la transmission des secrets de familles, soit des non-dits et des silences. Donc, on transmet ce que l’on ne souhaite pas transmettre. Mais on transmet aussi tout ce que l’on souhaite transmettre, en faisant, en interagissant, en expliquant. Les sociologues (à commencer par Berger et Luckmann) s’accordent à distinguer la socialisation primaire (qui s’effectue dans les premières années de la vie, dans la famille, à l’école, dans les lieux de placement) de la socialisation secondaire qui se réalise dans la sphère professionnelle, le monde associatif et les cercles amicaux, politiques… La première étant fondatrice, il n’en demeure pas moins que la transmission se fait tout au long de la vie. Ce qui se transmet au cours de la socialisation familiale est donc constitué de principes éducatifs propres à chaque famille qui évoluent dans un milieu social et plus généralement dans une société donnée, et de tout ce qui fait la famille, des places des différents membres de la famille, des interactions, des habitudes. Les emplois occupés, les pratiques de loisirs, les vêtements portés, le mobilier du lieu d’habitation, chaque détail pensé ou reproduit « naturellement » (tellement intériorisé que cela devient naturel) se transmettent. La routine, les habitudes familiales qui se reproduisent quotidiennement jusqu’à devenir automatiques, « naturelles ».
L’histoire familiale se transmet, elle est racontée, décrite. Des objets, des photos, des films, mais aussi des lieux (maison, lieux de vacances) sont les supports de cette transmission. De l’enfant que nous étions, nous avons des souvenirs, qui le plus souvent nous ont été racontés, re-racontés, par nos parents, nos frères et sœurs, nos grands-parents, des faits aux anecdotes, liés parfois à la grande Histoire. Les faits sont nécessairement racontés de manière subjective ; ce sont des interprétations, puis des interprétations d’interprétations. Lorsque les enfants sont placés, des morceaux d’histoires font défaut. Dans les enquêtes rétrospectives réalisées auprès d’adultes ayant été anciennement placés, ce sont très souvent les frères et sœurs qui sont garants d’une histoire familiale, parfois témoins de l’histoire d’avant le placement, mais surtout témoins de l’histoire de la fratrie placée. Des événements, des affinités, des expériences, des particularités ou anecdotes de l’enfance et de l’adolescence sont remémorés au gré des rencontres. Les frères et sœurs sont souvent les seules personnes qui étaient là hier et qui sont là aujourd’hui, pour se remémorer. Un constat qui peut nous interroger, à l’heure où, dans certains départements, 60 % des enfants confiés, ayant des frères et sœurs, ne sont pas placés dans le même lieu d’accueil, par manque de place, la plupart du temps. En dehors de cette fratrie, il y a les dossiers : ceux de l’ASE, souvent remplis de sigles, de comptes rendus. Il y a les informations transmises et celles qui ne le sont pas, des informations administratives : rapport d’audience, rapport des AS, de l’éducateur référent, diagnostic MDP parfois. Parfois des manques liés souvent aux « déplacements », aux passages d’un lieu de placement à un autre. Avec ces déplacements, les histoires se perdent, les habitudes changent, et la transmission peut avoir du mal à se faire. L’histoire aussi peut avoir du mal à se transmettre, lorsque les témoins changent, lorsque les endroits changent, et qu’il n’y a parfois pas de photos pour se remémorer des lieux habités, des personnes rencontrées.
En rencontrant des enfants confiés et leurs assistants familiaux, ou leurs éducateurs, veilleurs de nuit, maîtresses de maison, on se rend compte, par bribes, de ce qui est transmis. Si Charly aime le rugby, c’est parce que son éducateur Antony en fait aussi. Léa aime dessiner et faire de la randonnée, avec son assistante familiale. La manière de cuire le riz, Jeff la tient de sa maîtresse de maison. Si Ethan, Mona et Syem aiment les mangas, c’est parce que Mohamed, leur éducateur, ne lit que cela. En réalisant des enquêtes rétrospectives avec des adultes ayant été confiés dans leur enfance, et lorsque le parcours de placement n’a pas été fait de déplacements et de ruptures qu’ils ont voulu oublier à tout prix, ils racontent ces petites choses qui leur ont été transmises et qu’ils souhaitent transmettre à leur enfant. La maternité ou la paternité ravive des souvenirs parfois oubliés. « Manger des fruits », « être à l’heure », des détails qui paraissent insignifiants. « Je vous attends depuis 30 minutes, j’étais en avance, avec mon éducatrice, on était toujours en avance d’au moins une demi-heure », c’est ainsi que commence ce rendez-vous avec Christophe, 40 ans, qui a passé les 18 premières années de sa vie en village d’enfants que je rencontre pour un entretien.
👉Aude Kerivel, le 20 mars 2024, pour l’association Cerep-Phymentin