Comité rédactionnel

26/03/2025

La recherche-action : produire de la connaissance utile et utilisable

Un espace égalitaire ? Bien sûr il y a des hiérarchies, des personnes gagnent plus que d’autres, des diplômes et des fonctions sont moins reconnus que d’autres, mais la recherche-action place tout le monde au même niveau.

La recherche-action : produire de la connaissance utile et utilisable

Délimiter des espaces pour penser

Il n’y a pas une définition ni une méthode de recherche-action. L’histoire même de cette démarche prend racine dans des pays (États-Unis, Canada), des écoles de pensée : l’école de Chicago et le fameux « laboratoire urbain qu’était cette ville de Chicago en pleine expansion » qu’investiguèrent les chercheur.e.s du début du 20ème siècle, et des disciplines telles que la sociologie ou la psychologie.

Je parlerai ici de deux expériences de recherche-action que j’ai eu l’occasion de mener avec des collègues : sociologues, économistes, chercheur.e.s en sciences de l’éducation. La première recherche-action visait à lutter contre les phénomènes de violence en institut thérapeutique et éducatif. La seconde, à développer et multiplier les liens sociaux d’attachement des enfants confiés à l’ASE, afin d’éviter l’isolement de ces jeunes à la fin du placement.

D’une question à l’élaboration d’une problématique de recherche

Au démarrage d’une recherche-action, il y a une question, un problème repéré sur le terrain, dans les institutions, reconnu par des décideurs. Ce problème va devenir une problématique de recherche.

Si l’on parle de la violence en ITEP par exemple, au départ, ce sont des situations de violence d’enfants en direction d’adultes, entrainant des arrêts de travail, qui sont à l’origine de la démarche.

Les directions des ITEPs s’interrogent sur « l’augmentation des situations de violence. La première étape de la recherche-action conduit à définir la violence, à partir des travaux de chercheur.e.s tel.le.s qu’Yves Michaud, Laurent Mucchielli ou encore Pierre Bourdieu qui mettent en lumière les différentes formes que peuvent prendre les violences : physique, verbale, symbolique, systémique…

Ainsi il n’y a pas que ces insultes des enfants en direction des adultes à regarder. Il s’agit de considérer chaque situation et de donner la paroles aux auteurs, victimes et témoins. Des éléments qui permettent de construire des grilles d’observations et d’entretiens.

Celles-ci décrivent les violences entre enfants, entre professionnels et enfants et entre professionnels. On voit ici que le recours à des concepts théoriques vient quelque peu élargir le questionnement de départ.

Si la compréhension du phénomène est une première étape, elle ne constitue pas la finalité de la démarche. Il s’agit de produire une connaissance qui soit utile et utilisable afin d’agir. Ainsi cette observation fine va permettre de voir qu’il y a des moments, des espaces ou il y a plus de situations de violence que d’autres. Des observations qui vont permettre d’agir.

La seconde recherche-action, concerne la protection de l’enfance, et plus particulièrement les enfants placés. 40 % des SDF sont d’anciens enfants confiés à l’ASE. Lorsqu’on interroge les adultes ayant vécu un parcours de placement, on s’aperçoit que ceux et celles qui s’en sortent sont ceux et celles qui ont pu avoir des personnes sur qui compter, au moment crucial du passage à l’âge adulte. A l’inverse, ceux et celles qui sont le plus en difficultés, sont ceux et celles qui se sont retrouvé isolé.e.s à la fin du placement.

Ce constat conduit au questionnement suivant : comment changer les choses ? comment initier, accompagner, aider au développement des liens sociaux d’attachement des enfants, pendant la durée du placement ?

L’implication de tous les échelons des organisations

Pour agir, l’implication de toutes et tous est nécessaire. Impossible d’imaginer des actions visant à développer les liens sociaux d’attachement des enfants confiés à l’ASE, sans écouter les enfants et les familles, et sans impliquer tous les échelons des organisations : maitresse de maison, éducateurs, familles d’accueil, chef de service, responsable de secteur, référent ASE, directions des associations mandatées par l’ASE, direction enfance famille du département.

On ne peut pas faire sans les professionnel.les qui sont au quotidien avec les enfants et les jeunes mais on ne peut rien envisager sans les directions des institutions, ou les hiérarchies des assistant.e.s familiale.

Lorsque l’on parle avec les enfants en MECS et en familles d’accueil de leur copains et copines d’école, ils sont nombreux à dire qu’ils sont invités à des soirées pyjamas auxquels ils ne peuvent jamais aller, du fait de la complexité de la démarche ou d’un interdit explicite ou implicite.

D’ailleurs 80 % des enfants dont les parents n’ont pas de droit d’hébergement n’ont passé aucune nuit en dehors du lieu d’accueil (sur une durée d’un an)[1]. Pour aller dormir chez un copain, il faut y être invité, et donc pouvoir soi-même inviter : 88 % des enfants n’ont pas invité de copains de l’extérieur pour leur anniversaire. Mais il faut aussi y être autorisé, et que la « procédure » (demande à la référente ASE, aux parents, parfois même aux juges) ne soit pas empêchante.

Pour qu’un professionnel puisse dire OUI (tout simplement) et même proposer… il faut que la direction lui délègue ce pouvoir, par ailleurs inscrit dans les actes usuels. Restons sur cet exemple du quotidien. Si un enfant veut pouvoir inviter des copains et des copines d’école pour son anniversaire, il faut un professionnel dédié ce jour-là et avant pour la préparation, mais aussi un budget…. Et l’on voit bien l’importance de l’implication de toutes et de tous.

Comprendre, agir et évaluer ensemble

Il y aurait donc trois étapes : comprendre, et c’est là où la mobilisation de concepts, leur définition, et le recueil de données auprès de toutes les personnes concernées est indispensable.

Expérimenter, soit tester des choses avec les professionnels, soutenus par leur hiérarchie, et évaluer les effets de ce qui est testé. Je voudrais revenir sur l’étape « expérimenter », à l’heure d’une forte (très forte) injonction à l’innovation, il ne faut pas croire que ce qui est expérimenté est toujours nouveau. La plupart du temps ce sont des pratiques qui ont existé, que certain.e.s professionnel.le.s ont ou ont eues… Mais qui ne sont pas toujours reconnues, et qui peuvent donc parfois être abandonnées.

C’est là qu’intervient la visée évaluative. Oui ça prend du temps (et des heures sup !) d’emmener un enfant fêter son anniversaire avec des copains dans un espace de jeux de la ville. Mais si on s’aperçoit que suite à cet évènement, il est lui-même invité à des anniversaires et chez des copains, copines, et qu’il a plus de copains et copines. Cela en vaut la peine !

Extrait de la démarche de recherche-action visant à développer les liens sociaux d’attachement des enfants confiés à l’ASE dans le département de l’Ain par le LEPPI. https://leppi.fr/recherche-action-leppi-ase-dec-2024/

Le temps de co-construction et des espaces égalitaires

Ce travail implique du temps. Lorsque nous démarrons une recherche-action, nous demandons à pouvoir créer des groupes de travail « interprofessionnels, interservices, inter associatifs » sur des journées complètes, avec un repas en présentiel (puisqu’il faut le préciser maintenant) plusieurs fois par an.

C’est le temps de l’interconnaissance, de la défiance, de la reconnaissance, de la décharge émotionnelle, de la réflexivité, de la réflexion critique, de la co-construction. La recherche-action ne peut pas se faire en une heure, en visio ou entre deux visites à domicile ou temps d’accompagnement.

Un espace égalitaire ? Bien sûr il y a des hiérarchies, des personnes gagnent plus que d’autres, des diplômes et des fonctions sont moins reconnus que d’autres, mais la recherche-action place tout le monde au même niveau.

Nous avons une question, et nous allons tenter d’y répondre ensemble, selon où nous nous situons. Nous en tant que chercheur.e.s, nous venons avec des théories, des données, les résultats des entretiens que nous avons réalisés avec des enfants, des familles, des statistiques à partir de questionnaires…

En face chacun arrive avec son expérience, sa réflexion, ses tentatives… Du côté de la recherche, nous nous situons dans un va-et-vient entre terrain et théorie que nous empruntons à la Grounded theory, et aux démarches inductives.

La grounded theory ou théorie ancrée comme cadre de la recherche-action collaborative

Parce qu’elle porte une attention « à ce qui émerge du terrain, ou des acteurs qui vivent les phénomènes » (Guillemette, 2006, p.32), et qu’elle réalise un va-et-vient constant entre terrain et théorie pour, de manière inductive « monter en théorie », la théorie ancrée est un cadre particulièrement adapté à la recherche-action collaborative.

1# La problématique de recherche émerge de questions ou de problèmes rencontrés sur le terrain. Les chercheurs « suspendant temporairement leur cadres théoriques » (Glaser and Strauss, 2010, p.63) pour laisser émerger les phénomènes.

2# Les théories formelles viennent dans un second temps, en tant qu’hypothèses théoriques qui pourront être confirmées ou réfutées par les personnes « du terrain », membres de la recherche-action collaborative ou par expérimentation.

3# Dans ce va-et-vient entre théorie et terrain, à tout moment les intuitions peuvent faire l’objet d’expérimentation et de nouvelles théories peuvent-être mobilisées pour éclairer les phénomènes observés ou vécus par les acteurs de terrain.

4# L’analyse comparative entre différents terrains réalisée par des équipes de recherche souvent pluridisciplinaires, et la réflexion discursive permettent « de monter en théorie » à partir de sujets souvent inédits pour la recherche, car au cœur des enjeux de terrain, au moment où ils se déroulent.

Des espaces de pensée pour des professionnel.le.s souvent réduit.e.s à un rôle d’exécutant

Dans un contexte de crise de la protection de l’enfance, Le Livre Blanc du travail social[2] publié par le Haut Conseil du travail parle de « travail empêché » pour décrire le défaut de pouvoir d’agir grandissant des travailleur.euse.s sociaux.ales à tous les échelons, bridé.e.s par la parcellisation des tâches et les réglementations.

Alors que la parcellisation des tâches a conduit à différencier ceux qui agissent et ceux qui pensent, voire même parfois à externaliser la pensée[3]. La démarche de recherche-action semble donner du pouvoir de penser et d’agir aux professionnel.le.s[4], y compris à celles et ceux qui sont les plus dévalorisé.e.s, à savoir celles et ceux qui sont au quotidien avec les enfants et jeunes. Et c’est peut-être l’intérêt principal de ces démarches : reconnecter « la main et la tête » pour reprendre les propos de Richard Sennett, dans l’ouvrage Ce que Sait la Main.

Les écueils de la duplication ou de la volonté de recette miracle ou d’un programme clef en main

A l’heure où l’on parle de diffusion de démarche, d’essaimage, de généralisation (de standardisation) de « bonne pratique », « d’outils » – ce qui pourrait permettre potentiellement de ne pas avoir à recruter des professionnelles formées… ça tombe bien, il n’y en a pas assez, parce qu’on ne veut pas les augmenter ! Je voudrais pointer un écueil de ces démarches. Ce qui fait que cela fonctionne c’est l’implication de toutes et tous, la constitution d’un collectif autour d’un projet commun, et surtout le temps de penser et la possibilité de mener des actions qui ont du se

[1] Kerivel A., Michaud C., Ottolini L., Jacquelin A., Développer les liens sociaux d’attachement et le capital social des enfants et des jeunes confiés à l’ASE, LEPPI, département de l’Ain, https://leppi.fr/wp-content/uploads/2024/08/RapportASE2.pdf

[2] Haut Conseil du travail social, Livre Blanc du travail social, 2023, p. 27.

[3] KERIVEL Aude, 2024, Protéger l’enfance, tenir la promesse faite aux enfants, Flammarion

[4] LAFORE Robert, « Le travail social à l’épreuve des recompositions institutionnelles de l’action sociale », Revue française des affaires sociales, n° 2, 2020.

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Aude Kerivel Docteur en sociologie Directrice du LEPPI Chercheur associé au CEREV, université de Caen