Comité rédactionnel

17/12/2024

Anne Brisson : Un zombi pour Noël

J’étais censée écrire un conte de Noël… mais ma pensée a pris d’autres détours, ou plutôt n’a pas été capable de se décoller complètement de mes préoccupations actuelles. Pour des raisons personnelles et professionnelles, j’ai la tête pleine de réflexions sur le vieillissement et la fin de vie.

Anne Brisson : Un zombi pour Noël

Un patient de 88 ans me parle de son épouse, une femme qui a été très belle, intelligente et très vivante, qui est aujourd’hui terrassée par plusieurs affections concomitantes, qu’il ne peut plus amener ni au théâtre, ni au musée, ni au restaurant parce que la maladie de Parkinson a pris le dessus et que le moindre geste est une épreuve à la hauteur des travaux d’Hercule.

Je tombe sur l’accroche d’une exposition sur le dibbouk dont je croise l’affiche : « Quand un homme meurt avant l’heure, son âme revient sur terre vivre ses années non vécues, terminer ses actions non accomplies, éprouver les joies et les peines qu’il n’a pas connues »[1]. Quand un homme meurt avant l’heure… mais de quelle heure s’agit-il ? Comment savoir quelle est la bonne heure ? La bonne heure est-elle la même pour le corps et pour l’âme ? Et qu’est-ce que la vie quand la flamme s’amenuise, quand le corps a quasiment perdu la capacité de se mouvoir, quand l’esprit divague, se désorganise et peine à se concentrer plus de quelques secondes ? Est-ce qu’avec le vieillissement extrême il existe un état entre vivant et pas tout à fait mort ? Une autre exposition attire mon attention sur ce thème, une autre accroche : « Zombis, la mort n’est pas une fin ? »[2]. Mais qui est donc ce personnage de non-vivant qui occupe deux lieux d’exposition parisiens en ces temps de fête ? Je décide de soigner mes pensées assombries et ruminantes avec un cocktail d’art et de culture, et de partager ce remède avec vous.

Un dessin d'enfant avec des zombis qui ont faim.

Mourir et s’en revenir d’outre-tombe hante les sociétés de toutes les époques et de toutes les géographies.

Mais la possibilité d’un entre-deux, d’un stade hybride, d’un errement de l’âme – et plus rarement du corps – entre la vie et la mort demeure une donnée insaisissable, comme à l’orée du concevable ». Le zombi est une figure mystérieuse et centrale dans les croyances vaudou d’Haïti. Le vaudou prend racine dans l’histoire tragique de l’esclavage qui a mêlé les traditions africaines, les rites catholiques et les croyances précolombiennes. Le zombi fait une apparition furtive dans les écrits européens au 17e siècle, puis il est redécouvert par des voyageurs occidentaux au 20e siècle et entre en résonance avec les angoisses qui traversent alors l’Europe depuis l’époque victorienne : peur de la mort, des cadavres, de l’inhumation, de l’usage du poison, tous ces thèmes qui imprègnent la littérature classique et qui s’incarnent dans cette nouvelle figure, à la frontière entre deux mondes. Aujourd’hui, le zombi désigne aussi bien l’individu désocialisé, que celui atteint de troubles psychiatriques ou encore celui faisant l’objet d’une fausse reconnaissance par une famille souhaitant combler l’absence d’un proche. Depuis ses origines haïtiennes, le zombi est devenu un phénomène mondial. Dans la littérature comme au cinéma, il passe de l’incarnation d’un « non-mort » ensorcelé à la métaphore de la peur d’une mort contagieuse. Takeshi Okamoto[4] explique ainsi la prolifération des histoires de zombis : « Depuis quelques années, on assiste à une multiplication des discours de haine et des discriminations partout dans le monde, y compris au Japon, et les agressions contre les individus et les opinions ne faisant pas partie du courant dominant sont en train de devenir un véritable problème social. Plus les mécanismes de concurrence entre la majorité et les minorités, les grandes villes et les provinces ou encore entre les communautés et les orientations sexuelles se généralisent, plus la tendance à l’hostilité et à l’exclusion se renforce. Dans ce contexte, on peut considérer les zombies, par définition hautement contagieux, comme une métaphore de l’invasion des valeurs de « l’autre », qui sont susceptibles de contaminer petit à petit la population. Nous comprenons alors pourquoi les morts-vivants se sont mis à courir : pour montrer la vitesse à laquelle les idées se propagent à l’heure actuelle… ».

Dans notre modernité tardive caractérisée par l’accélération, nous côtoyons sans cesse des gens avec des valeurs différentes des nôtres. « Les films de zombis sont le reflet de nos tâtonnements incessants pour faire face à notre entourage et coexister avec lui ».

Le dibbouk partage avec le zombi son existence suspendue entre les deux mondes.

Personnage de la culture juive, il est mis en scène dans une tragédie (devenue la pièce de théâtre yiddish la plus populaire de l’histoire) sur les amours contrariées de Léa et Hanan : Alors que les jeunes gens sont tombés éperdument amoureux, le père de Léa refuse qu’elle épouse Hanan, un étudiant famélique en quête de savoirs, et lui a trouvé un prétendant bien plus riche. Désespéré, Hanan se livre à des activités cabalistiques pour tenter de s’enrichir par lui-même, mais se révèle incapable de maîtriser les puissances qu’il a éveillées et tombe foudroyé. L’âme errante du jeune homme brutalement décédé prend possession du corps de sa promise le jour de ses noces et parle à travers elle pour s’opposer à son union avec un autre. Voulant chasser ce dibbouk, la communauté se rassemble pour un exorcisme qui échoue, laissant les deux amoureux à jamais liés. Le dibbouk est venu renverser la tradition d’un mariage arrangé et raisonnable pour maintenir l’attachement passionné des deux âmes.

Un dessin d'enfant avec 2 zombis qui ont faim. Tout le monde a peur des zombis.

Dans le monde juif ancien et médiéval, les pathologies prennent souvent la forme de démons et d’esprits malfaisants.

L’exorcisme devient par conséquent une procédure primordiale de guérison. Dibbouk comme zombi sont les symptômes de conflits de société et de génération. Ainsi l’accroissement, au 17e et 18e siècle, de cas de possession venant troubler l’ordre communautaire et familial dévoile surtout des conflits religieux, des inquiétudes collectives et des tensions individuelles latentes, caractéristiques d’un moment de recomposition de la culture traditionnelle, durant lequel le pouvoir communautaire et l’autorité rabbinique sont remis en cause. C’est le moment où s’organise une nouvelle forme de société juive. Comme le remarque Jean Baumgarten[5] : « Notons que ces crises, aussi bien collectives que liées à des désordres individuels, comme l’explicite bien Sigmund Freud, « se présentent sous un vêtement démonologique ». Il s’agit, certes, de la remontée de forces obscures longtemps refoulées, déconsidérées, mises à l’écart comme superstition, qui dévoilent l’envers du décor social et viennent perturber les usages de la tradition. La possession dévoile une réalité souterraine violente, inquiétante, un tréfonds de désirs réprimés, de comportements déviants, notamment sexuels, masqués par les habitudes, les rituels et les coutumes religieuses ».

De fait, les dibbouk et zombis se manifestent tout particulièrement lors des transitions, des moments de réorganisation que traversent toutes les sociétés à travers les âges, entre les mondes passé et futur, entre tradition et modernité.

Cette exploration du monde des morts-vivants me rappelle un livre pour enfant que la plupart de mes petits patients adorent pour son histoire et ses illustrations, Mon ami le zombie[6] : « Petit, j’étais souvent triste. Je restais assis, des heures, des jours, tout seul, comme ça… A me raconter des histoires. Des histoires de zombies. J’écoutais bien les bruits (les zombies essaient toujours de te manger par surprise). Mais je n’ai rien entendu du tout avant mon zombie. Mon zombie est tombé, pouf, juste à côté de moi… Et ça m’a bien surpris ! ». L’enfant apprivoise la créature, lui donne son goûter à manger, le ramène à la maison, observe finement ses habitudes et fabrique un manuel de savoir-vivre pour aider à la cohabitation.

Ce récit pour enfant renverse la problématique du zombi et se constitue comme un remède à la peur de l’étranger et à la menace d’invasion par les valeurs de l’autre : le zombi devient l’ami dont le petit garçon avait incroyablement besoin.

Je vous souhaite un zombi pour Noël ! Votre meilleur ami pour se familiariser avec la peur de la mort, vous accompagner pendant les fêtes et vous aider à traverser la frontière entre l’année passée et la nouvelle !!!

Bibliographie

[1] Le Dibbouk, Entre deux mondes, (1919), in Le Dibbouk, Fantôme d’un monde disparu, MAHJ, Actes Sud, 2024

[2] Zombis, Le mort n’est pas une fin ?, sous la direction de Philippe Charlier, Musée du quai Branly, Gallimard, 2024.

[3] Zombi ou zombie ? Le premier dérive de l’appellation créole haïtienne originelle zonbi, tandis que le second se rapporte à son usage américain puis mondial, renvoyant à l’image du revenant anthropophage cultivée par la littérature et le cinéma. La présence ou l’absence du « e » final indique donc le contexte dans le temps et dans la culture du « mort-vivant » dont il est question.

[4] Takeshi Okamoto, « La culture zombie au Japon et la peur de la contamination par ‘l’autre’ », in Zombis, La mort n’est pas une fin, Musée du quai Branly/Gallimard

[5] Jean Baumgarten, « Les âmes mortes errantes : entre hassidisme et haskalah », in Le dibbouk, Fantôme du monde disparu, actes Sud, 2024

[6] Mon ami le zombie, Malone et Miré, 2014

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Anne Brisson Psychologue clinicienne Psychanalyste En libéral et en institution
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