Comité rédactionnel associatif

 La psychiatrie, le théâtre de la vie : réussir sa folie ?

C’est une rencontre inopinée avec une comédienne et auteure de théâtre qui relance pour moi la réflexion sur la folie, sa place en chacun de nous, dans la société et dans l’histoire.

« Si l’homme n’est pas fou, c’est qu’il n’est rien. Le problème c’est de savoir comment il soigne sa folie. Si vous n’êtes pas folle, comment voulez-vous que quelqu’un soit amoureux de vous ? Pas même vous, vous comprenez ? Ce qui ne veut pas dire que si vous ne savez pas être folle alors on va vous foutre à l’hôpital psychiatrique, parce que les fous qu’on met dans les hôpitaux psychiatriques, c’est des types qui ratent leur folie. L’important de l’homme, c’est de réussir sa folie »[1]. C’est ainsi que François Tosquelles, psychiatre espagnol, républicain, exilé en France, parle de la folie. Dans un autre style, mais sur le même fil, Joyce McDougall fait elle aussi un « Plaidoyer pour une certaine anormalité[2] » : « A ceux, aujourd’hui nombreux, qui ne voient dans la psychanalyse que la forme même de l’effort pour « normaliser » toute expression déviante, ce livre apporte une double réponse. D’une part, il existe une « suradaptation » à la réalité dont seule l’expérience analytique révèle la misère psychique sous-jacente. D’autre part, les « déviations » les plus aberrantes témoignent, quand on parvient à en reconstruire le scénario inconscient, d’une créativité remarquable ».

Selon la définition de l’OMS, le concept de santé mentale qui émerge à la fin du 19E siècle suppose l’aptitude chez l’individu à nouer des relations harmonieuses avec autrui et à participer de manière constructive aux modifications du milieu social et physique. Elle implique aussi la résolution harmonieuse et équilibrée des conflits en puissance parmi ses propres tendances instinctives. Comme l’explique Claude-Olivier Doron[3], l’idée centrale de ce mouvement moderne et progressif est la suivante : le sujet de la santé mentale, c’est l’individu et ses rapports avec l’environnement, et cela nécessite que « l’individu ait pu développer sa personnalité de façon à ouvrir à ses impulsions instinctives un champ d’expression harmonieuse dans la pleine réalisation de ses possibilités ». Le projet était beau et plein de promesses et plaçait l’harmonie au cœur du système : d’abord à l’intérieur de l’individu pour un développement équilibré, puis à l’extérieur, entre les individus, pour un monde relationnel dans lequel tout conflit est neutralisé. C’est dans ce contexte que les thérapies de groupe prennent leur essor. Rappelons que la source théorique de l’harmonie est psychodynamique, il s’agit de l’Ego psychology élaborée par Anna Freud dans sa recherche de l’équilibre entre les pulsions. Lacan avait perçu dès le départ les enjeux politiques douteux du concept, et pourtant la santé mentale commence par engendrer des transformations positives : elle ouvre le champ de la psychiatrie, elle fait sortir les patients des asiles, elle fait diminuer la contention, soutient l’autonomie des malades, déploie les soins communautaires. C’est ainsi que se développent les courants anglais, américains, italiens de l’antipsychiatrie et le courant français « désaliéniste ». Ouvertures, critiques, élaborations, constructions de nouveaux modèles, et puis la bascule qui referme : « La notion de santé mentale, en venant se greffer à ces courants révolutionnaires, se constitue comme un opérateur de « désinstitutionnalisation » pour changer en profondeur les pratiques asilaires. Quelques années plus tard, la désinstitutionnalisation sera l’argument clé des gestionnaires pour détruire le soin aux personnes psychotiques, sous prétexte de progressisme et de lutte contre l’asile »[4].

Belle idée moderne de la psychiatrie d’après-guerre, la santé mentale s’est transformée en outil de normalisation et de contrôle. Depuis les années 1980, comme le décrit Mathieu Bellahsen, « une neuropsychiatrie « scientifique » a ouvert la voie au discours gestionnaire : il s’agissait désormais de classer, de gérer, d’évaluer »[5].

Ainsi, une nouvelle phase d’expansion de la santé mentale commence et la conquête du terrain s’appuie sur l’édification de classifications internationales des maladies et des troubles mentaux. « Ce modèle classificatoire s’est également fondé sur une convergence d’intérêts entre l’industrie pharmaceutique et le système assurantiel nord-américain »[6]. « En réalité, bien loin de soigner la pathologie en elle-même, les thérapeutiques médicamenteuses servent plutôt à entrer en contact avec la personne afin d’apaiser une souffrance trop vive et de permettre un travail de mise en sens. Cette dimension, la plus ardue, est pourtant la plus passionnante pour les cliniciens et la plus importante pour les patients. Si l’on prend l’exemple d’une personne reçue pour une bouffée délirante aiguë qui exprime la difficulté de son rapport aux siens et au monde qui l’entoure, dans une perspective DSM, le rôle du clinicien est de faire taire le délire pour amender le symptôme »[7]. Il n’est plus question de comprendre pourquoi cette personne délire à ce moment-là, sur ce thème-là. Pour Mathieu Bellahsen, abandonner la mise en sens, c’est aussi faire perdre aux soignants le sens même de leur travail, et cela « érige le renoncement au rang de science objective ».

Je suis plongée dans ces réflexions qui se font écho entre elles : j’écoute par hasard Claude-Olivier Doron qui parle de la santé mentale sur France Culture, il me fait penser à Mathieu Bellahsen et son livre qui raconte la façon dont la santé mentale est devenue outil de normalisation et de contrôle, qui, lui, cite François Tosquelles, qui me rappelle la découverte de l’antipsychiatrie pendant mes années étudiantes, et pour finir clignote comme un néon coloré dans ma tête la très belle formule de Joyce McDougall, « plaidoyer pour une certaine anormalité », qui m’a servi de guide dans ma découverte de la clinique.

Je suis immergée dans ce grand bain quand je croise Léa Fonder comédienne et auteure, dans un café de quartier qui accueille troupes et spectateurs à la sortie du théâtre Darius Milhaud. C’est un cadre qui, quelques minutes après la fin du spectacle, défait la frontière entre la scène et la salle et qui permet les rencontres informelles et improvisées. Elle a écrit une pièce sur l’enfermement psychiatrique dont aurait pu croire qu’il avait évidemment changé de forme depuis les premiers asiles. Et pourtant… même si dans l’histoire, chaque génération cherche à faire rupture avec la précédente, il existe des situations qui relèvent de la permanence.

Léa Fonder est partie d’expériences récentes d’hospitalisation pour convoquer des artistes célèbres qui ont vécu et écrit l’enfermement à des époques très différentes. Vincent Van Gogh, Camille Claudel, Antonin Artaud, Sarah Kane et Virginie Despentes sont ainsi réunis l’espace d’une journée pour témoigner de leur vécu face à leur enfermement forcé : « Ces histoires me touchent. Elles révèlent l’absurdité de l’enfermement psychiatrique lorsqu’il est utilisé non dans le but de soigner, mais de mettre au banc de la société ceux qui y sont un tant soit peu réfractaires. Encore aujourd’hui et trop souvent la psychiatrie, à force de médicaments et d’infantilisation, a pour but de maîtriser les patients à défaut de les guérir. « Les Enfermés »[8] a été écrit dans le but d’exposer ces thèses, d’attirer le public dans cet asile imaginaire mais ô combien proche de la réalité. Le cadre offert à ces protagonistes pour se rencontrer et s’exprimer reflète leur génie, leurs angoisses, leur désœuvrement aussi, confrontés à un enfermement tant physique que mental ».

Voici un extrait du début de la pièce :

8h05
LE DOCTEUR. – Bonjour, bien dormi ?
VINCENT VAN GOGH. – Tous les matins, le docteur me réveille en en me posant cette éternelle question.
VIRGINIE DESPENTES. – Une question à laquelle il n’attend évidemment aucune réponse.
SARAH KANE. – Un jour je lui ai répondu : « Oui ça va merci. », mais il n’a pas écouté ma réponse.
LE DOCTEUR. – Vous n’avez pas besoin d’un ami, vous avez besoin d’un médecin. Nous avons une relation professionnelle. Je pense que nous avons une bonne relation. Mais c’est professionnel.
ANTONIN ARTAUD. – Le même personnage revient chaque matin accomplir sa révolte, criminelle et assassine, sinistre fonction, qui est de maintenir l’envoutement sur moi. De continuer à faire de moi cet envouté éternel, etc. etc.

Un peu plus tard, au moment de la distribution des médicaments :

ANTONIN ARTAUD. – Les médecins tiennent sous couveuse les morts.
SARAH KANE. – La nuit, les médicaments me plongent dans le coma ; arracher mon corps du lit me demande beaucoup d’efforts.
VIRGINIE DESPENTES. – Les mêmes cachetons que j’aurais payés en boite ou en concert, maintenant je lutte pour les recracher.
CAMILLE CLAUDEL. – On me force à me laver.
VINCENT VAN GOGH, il mord dans un sandwich. – Et à manger ! Je prends tous les jours le remède de l’incomparable Dickens contre le suicide. Cela consiste en un verre de vin, un morceau de pain et du fromage, et une pipe de tabac. Bien manger, bien vivre, voir un peu de femmes, en un mot vivre d’avance absolument comme si on avait déjà une maladie cérébrale et une maladie de la moëlle, sans compter la névrose qui elle existe réellement.
VIRGINIE DESPENTES. – Petit dèj’ pourri, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, mais qu’on m’explique l’intérêt de faire bouger les internés si tôt, vu comment tout le monde s’emmerde.
LE DOCTEUR. – Rangez cette bouteille d’alcool Monsieur Van Gogh ! L’alcool ainsi que les drogues sont prohibés dans cet établissement ! Ne m’obligez pas à informer votre frère de votre conduite.
VINCENT VAN GOGH. – Tout de suite mon cher docteur. Quand j’ai cessé de boire, quand j’ai cessé de tant fumer – quand j’ai commencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser – mon Dieu quelles mélancolies et quel abattement.
CAMILLE CLAUDEL. – Le docteur veut que je me concentre sur des besoins primaires et veut me faire oublier tout le reste.
SARAH KANE. – Ma nourriture est pesée et on note ce que je parviens à ingérer ou non.
LE DOCTEUR. – On se doit d’avoir un œil attentif sur les anorexiques.
SARAH KANE. – Je suis grosse. Je ne peux pas manger. Je suis terrifiée par les médicaments. Mes hanches sont trop fortes. J’ai horreur de mes organes génitaux. Je ne veux pas vivre.
LE DOCTEUR, à Sarah. – Mangez Mademoiselle Kane s’il vous plait.
SARAH KANE, au docteur. – Est-ce que vous méprisez tous les gens malheureux ou est-ce que ça m’est réservé ?
LE DOCTEUR, à Sarah. – Je ne vous méprise pas. Ce n’est pas votre faute, vous êtes malade.

La pièce de théâtre de Léa Fonder raconte le déroulé d’une journée à l’hôpital à travers les ressentis des cinq artistes et, malgré les écarts dans le temps entre l’expérience de chacun d’entre eux, leur récit fabrique une trame commune qui permet de se représenter l’hospitalisation en psychiatrie, l’enfermement, ses constantes à travers l’histoire : contrainte, neutralisation des symptômes, rigidité de l’emploi du temps, régulation par les médicaments, entretiens répétitifs et dirigés, désœuvrement, ennui, isolement… Dans un tel contexte, comment imaginer pouvoir relancer l’élan vital des patients ? Je reprends ici les mots de Tosquelles : « Tout d’abord, je veux dire que jamais nulle particule de vie psychique naît du seul mouvement d’un homme isolé. Pour que la vie psychique naisse, il faut être plusieurs, plus ou moins rassemblés et en fait de genres très différents ; souvent de générations différentes. Il faut des rencontres-mouvements ; des déplacements dans l’espace et dans le temps – lesquels se conjuguent néanmoins en une seule danse par des ensemble qui se déroulent à des niveaux différents »[9].

Et donc, parce que lire les auteurs et aller au théâtre offrent la possibilité de faire dialoguer à l’intérieur de soi tout ce beau monde, que penserait Tosquelles de la pièce de Léa Fonder ? Serait-il dépité de reconnaître des éléments qui soulignent la continuité entre l’enfermement de l’avant-guerre et l’enfermement psychiatrique dans sa forme moderne comme si la rupture épistémologique n’avait pas réussi à engendrer de modifications durables ? Ou bien pourrait-il se réjouir qu’une expérience d’hospitalisation donne finalement naissance à la création d’une pièce de théâtre qui a entrainé des comédiens et des spectateurs dans des moments de partage vivant ? N’est-ce pas « réussir sa folie » que de transformer les institutions psychiatriques en théâtre de la vie et l’enfermement en un moment de construction créative ?

Crédit photo pour les portraits de Léa Fonder/Camille Claudel : @simon.herengt

►Contacter Léa Fonder, directrice artistique de la Compagnie La Marquise - 06 13 49 56 37 - leafond@hotmail.com


[1] Entretien de François Tosquelles par Cécile Hamzy, in Joana Maso, Soigner les institutions, L’Arachnéen, 2021

[2] Joyce McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, 1978

[4] Mathieu Bellahsen, La santé mentale, Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique éditions, 2014, p.44

[5] Mathieu Bellahsen, La santé mentale, Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique éditions, 2014

[6] Idem, p.55

[7] Idem, p.58

[8] Léa Fonder, « Les Enfermés », pièce de théâtre.

[9] François Tosquelles, « Emergences des crises vitales humaines », intervention reprise in Soigner les institutions, textes choisis et présentés par Joana Maso, L’Arachnéen, 2021

►L'affiche de la pièce de théâtre

Anne Brisson, le 23 mai 2023

 

L’Autisme : une identité, un état, une zone ou une étape ?

Autisme, le mot a fait tache d’huile depuis le temps lointain de mes études. Bien sûr toute la nosographie psychiatrique s’est transformée depuis le premier DSM en passant par le DSM 4 en 1994 jusqu’au DSM 5 en 2013. Mais avec cette dernière version est apparue la notion de spectre, et à travers lui l’autisme s’est propagé de manière lente et continue, s’est répandu de proche en proche, touchant ou recouvrant pour finir de nombreuses catégories diagnostiques au point que l’on puisse finalement penser l’existence d’« une zone de potentialité autistique propre à tout être vivant… » comme l’a déjà formulé Bernard Golse.

Adaptation : le mot-clé

Je ne vais pas revenir sur l’historique des classifications en psychiatrie, même si j’ai écouté un podcast[1] très intéressant sur l’avènement du concept de « santé mentale » à la fin du 19e siècle : Claude-Olivier Doron, maître de conférence en histoire et philosophie des sciences, explique que la santé mentale implique la capacité de s’adapter à des milieux différents, comme le monde du travail, l’école et le monde social. La modernité nécessite que l’individu soit plastique, qu’il puisse s’ajuster à des changements incessants, qu’il développe « l’aptitude à nouer des relations harmonieuses avec autrui » : par conséquent celui qui ne peut s’adapter est en « mauvaise santé mentale ». Ce que je vais reprendre de ce podcast est la notion d’adaptation, car elle occupe une place très importante dans les recherches en psychiatrie et qu’elle résonne particulièrement fort dans le champ de l’évaluation de l’autisme. Je ne reviendrai pas non plus sur les hypothèses étiologiques concernant l’autisme, le sujet est trop vaste et sensible. L’adaptation est donc mon fil rouge, quitte à ce que mon petit ouvrage de couture élaboratrice soit dépourvu d’harmonie !

Intérêt et limite du gold standard pour le diagnostic des TSA

Récemment, j’ai eu l’occasion de bénéficier d’une formation à l’ADOS-2 (échelle d’observation pour le diagnostic de l’autisme). En passant, je précise que cette formation est vivement conseillée par l’ARS, car elle entre dans le cadre des recommandations de bonnes pratiques professionnelles pour les institutions de soins. Comme le décrit le manuel[2] : l’ADOS-2 « est une technique semi-structurée et standardisée pour l’évaluation de la communication, de l’interaction sociale et du jeu ou de l’utilisation imaginative d’un matériel pour des personnes ayant été adressées en consultation pour un diagnostic d’autisme ou d’autres troubles du spectre autistique (…). L’ADOS-2 est constituée d’un ensemble d’activités standardisées qui permet à l’examinateur d’observer les comportements importants pour le diagnostic des TSA, à différents niveaux de développement et à différents âges chronologiques. L’ADOS-2 intègre des situations sociales planifiées qui constituent des incitations (…) à partir desquelles un comportement d’un type particulier devrait apparaître. Les activités et le matériel structurés apportent un contexte standardisé dans lequel les interactions sociales, la communication et les autres comportements appartenant aux TSA sont observés ». A ce stade de la présentation de l’outil, et même si je force le trait, vient déjà l’idée que l’on pourrait bien trouver ce que l’on cherche puisque la situation d’observation est fabriquée afin de mettre en lumière (exacerber ?) les comportements préalablement identifiés comme spécifiques des patients qui présentent des TSA.

La classification de l’ADOS-2 est constituée de trois catégories diagnostiques : Autisme (score supérieur à 9°), spectre autistique (score entre 7 et 8), hors du spectre (au-dessous de 6). Pour s’entraîner à la cotation, le formateur nous propose plusieurs vidéos de passation dont celle d’une petite fille agitée avec peu de langage, d’un jeune adolescent dans un genre « intello-geek » et d’un adulte qui répond avec une application obsessionnelle à toutes les questions de l’échelle. Ces trois personnes d’âge, de sexe et de milieu différents sont évaluées à des étapes bien distinctes de leur existence. En regardant les vidéos des passations, nous cherchons à deviner la distance qui les sépare ou les rapproche du champ de l’autisme. Un pied dedans, un pied dehors ? Mais le spectre autistique, où est-il ? Dans le sujet, dans l’environnement, dans la relation ? S’il est dedans, est-ce une étape du développement qui peut s’estomper ou bien un élément inamovible de la construction identitaire ? Reste-t-il en sommeil ou bien est-il en activité constante ?

Lorsque nous passons à la cotation, chacun y va de sa subjectivité et de son contre-transfert, il y a donc ceux qui cotent en cherchant à garder une légèreté bienveillante et ceux qui cotent en valorisant la rigueur d’une certaine sévérité. Et pourtant, quelles que soient les nuances, les variations empathiques de chacun, nos cotations aboutissent à la même conclusion pour les trois sujets : « ils cotent ! », c’est-à-dire qu’ils se trouvent tous, à leur manière, avec leur style propre, dans le spectre autistique…

Pendant ces trois jours de formation au diagnostic d’autisme, le formateur insiste à plusieurs reprises sur le « bavardage social » et la capacité du sujet à relancer le dialogue avec l’examinateur, deux témoins de l’aptitude de l’individu à nouer des relations harmonieuses avec autrui. La place centrale ainsi donnée aux interactions m’a fait penser aux travaux de Sameroff et Emde sur les troubles des relations précoces[3]. Ces deux auteurs, professeurs de psychiatrie aux Etats-Unis, estiment opérer une révolution dans l’étude de la psychopathologie en passant d’une « théorie du Moi » à une « théorie du Nous » et en donnant une place fondamentale aux capacités d’adaptation dans le développement de l’individu.

Le tournant de l’approche développementale en psychiatrie

Leur hypothèse de départ est la suivante : « Peut-être que la pathologie ne se situe pas au niveau du bébé ; pour des raisons développementales, il se peut que le désordre réside uniquement dans la relation parent-enfant ». Pour ces auteurs, les relations sociales « ont des fonctions normatives ». « Tout au long de notre vie, notre adaptation dépend de nos relations sociales ». Pour un de leur collègue-chercheur, Louis Sander : « Chaque système enfant-partenaire construit sa propre configuration unique de principes régulateurs qui régissent l’accès du bébé à la conscience de ses propres états, de son expérience interne et les initiatives qui organisent son auto-régulation. Ces configurations forment ensuite un répertoire des coordinations ou des stratégies d’adaptation qui vont persister ». Quant à Stern, il écarte les théoriques psychanalytiques et la place qu’elles donnent à l’activité fantasmatique pour souligner l’importance des relations dans la réalité. Dans les théories psychanalytiques, la nature des relations objectales résulte pour une grande part de l’ontogenèse de la vie fantasmatique, sans données significatives rattachées au comportement réel de la mère. Les patterns de relations subjectifs se situent donc dans l’individu. Stern adopte « la position opposée, c’est-à-dire que la nature des relations objectales ou des patterns de relations résulte essentiellement de l’histoire des interactions réelles avec la mère ». Il ajoute un peu plus loin : « Selon cette position, les patterns de relations sont dès le départ situés hors d’un individu et ne se constituent que pendant l’interaction entre deux ou plusieurs individus ». La proposition de Stern est intéressante, même si je trouve qu’il est dommage d’expulser la dimension fantasmatique et les représentations psychiques des relations qui jouent un rôle dans la construction de chacun.

Ces auteurs développent donc l’idée que les interactions réelles entre un bébé et son environnement sont en grande partie responsables de son développement harmonieux ou perturbé quelle que soit la nature des perturbations. Seules les interactions positives permettent la construction de patterns individuels qui favorisent les comportements adaptatifs tout au long de la vie. Ainsi les capacités d’adaptation sont révélatrices du fonctionnement équilibré et harmonieux d’un individu et la meilleure façon de les évaluer est d’observer les interactions réelles. C’est de fait sur ce principe que s’appuient de nombreuses échelles d’évaluation depuis ce passage des théories qui cherchent à décrire la construction du Moi à celles qui désormais s’intéressent davantage à la construction du Nous. Mais le problème que génère l’analyse de comportements directement observables, c’est qu’elle laisse de côté le versant psychique de chacun et la dimension singulière de la rencontre. L’individu qui ne s’engage pas aisément dans le « bavardage social », c’est-à-dire dans une conversation fluide construite sur le discours du partenaire (ou de l’examinateur dans le cadre de l’évaluation), peut être angoissé, déprimé, gêné, préoccupé, contrarié, inhibé ou même simplement respectueux de la dissymétrie propre aux interactions patient/examinateur.

Si les problèmes d’adaptation et l’altération des relations sociales sont un des marqueurs essentiels de la psychopathologie en général et de l’autisme en particulier, si la capacité à produire un « bavardage social » est un des critères à repérer lorsque l’on cherche à évaluer les comportements autistiques, alors, oui, il y a des chances que l’on trouve une dose d’autisme, indépendamment de toute inscription neurologique, à l’intérieur de chacun d’entre nous.


[2] ADOS-2 version française, Manuel, Hogrefe France, 2015

[3] Sameroff, Emde, Les troubles des relations précoces, PUF, 1993

Anne Brisson, le 21 avril 2023

 

📑La sexualité des adolescents : entretien d'Anne Brisson avec Maryan Benmansour professeur de philosophie à l'hôpital de jour du Parc Montsouris

Pourriez-vous nous raconter ce qui dans votre parcours personnel et professionnel a orienté votre intérêt vers la clinique des adolescents ?

J'enseigne la philosophie au lycée depuis plus de trente ans, cela fait donc un certain temps que je suis amené à rencontrer des adolescents, ici il faut insister sur la dimension d'aléatoire que contient le terme « rencontre ». Mes questions initialement pédagogiques - comment transmettre cette forme particulière de savoir qu'est la philosophie ?- sont devenues assez vite : « comment transmettre la philosophie à des adolescents ? comment les inviter à penser par eux-mêmes ? »  Et c'est depuis ces difficultés, depuis, disons-le ainsi, le sentiment d'un échec de la transmission, que je me suis intéressé aux difficultés d'apprentissage : je me suis formé comme psychopédagogue au CMPP Claude Bernard, j'ai commencé à animer le café-philo de la MDA de Saint-Denis, bref j'ai rencontré le malaise et la parole adolescents avec un autre point de vue que le point de vue enseignant et j'ai dû pour cela me donner les outils pour comprendre et pour penser ce qui se produisait, nommons cela « la clinique ». A l'hôpital de jour du Parc Montsouris où j'exerce comme professeur spécialisé, ce travail d'exploration se poursuit en commun avec mes collègues soignants et enseignants pour permettre à des adolescents de se frayer un chemin de vie malgré des souffrances et des difficultés. Il s'agit non seulement de soins, mais de dispositifs pédagogiques adaptés, d'une « clinique pédagogique » comme nous aimons à le dire.

J'ajoute quand même parce que ce n'est pas indifférent, que ce trajet ou cette orientation est inspiré  par une réflexion et un travail nourris par la psychanalyse.

La série Sex education est largement suivie par les adolescents, dès leurs années collèges. Elle met à l’honneur un adolescent introverti et sans aucune expérience sexuelle qui devient thérapeute pour ses camarades lycéens en difficulté avec leur sexualité quelle qu’elle soit. Il endosse ce rôle en s’appuyant sur les connaissances théoriques qui lui ont été transmises indirectement par sa propre mère sexologue. Que pensez-vous de ce dispositif : les adolescents sont-ils les mieux placés pour répondre ensemble à leurs questions sur la sexualité, à condition que des adultes informés et attentifs se tiennent au deuxième plan ?

Pour  répondre à cette question, je pourrais dire que dans tous les groupes de parole qu'il m'est donné d'animer, je n'ai jamais entendu les adolescents parler directement de cette série devant moi, sinon par allusion très indirecte. La seule fois où j'y ai moi-même fait allusion dans un groupe d'adolescents, on m'a fait gentiment entendre que ma proposition d'en parler était intrusive et on a feint de s'étonner (non sans moquerie) que je puisse regarder une telle série, avec des contenus sexuels aussi explicites ! Mais cette réaction est typique de la posture de la plupart des adolescents, relativement à leur vie sexuelle. D'ailleurs la série elle-même théorise cet aspect puisque le premier épisode de la seconde saison montre ce qui se produit quand la mère du personnage principal qui est sexologue, le Dr Jean Millburn veut inviter les élèves réunis en assemblée à parler publiquement de sexe : un silence gêné puis une excitation généralisée s'ensuivent, soit les deux faces d'une impossibilité de communiquer. Mais ce qui déclenche l'excitation, c'est que la sexologue leur dise que les ados comme les adultes ont une sexualité, qu'ils ont les mêmes désirs sexuels et qu'elle prenne le pouvoir par cet énoncé sur leur particularité intime. Cela leur est insupportable. Et si l'on ajoute que son propre fils Otis assiste à cette conférence, on comprend encore mieux cette rupture de communication : ils ne veulent pas partager, fût-ce avec des mots, leurs plaisirs sexuels avec leurs parents, leurs professeurs et avec les adultes qui leur semblent situés sur ce plan.

Telle est par ailleurs toute la gageure de la sex education adressée aux adolescents. Les adultes pensent aider les adolescents à surmonter leurs « problèmes » sexuels. Mais il s'agit toujours d'une sexualité supposée, théorique, réduite à des cas de figure (tel est le ressort narratif de la série), et principalement à des dangers ou à des ratés. Alors que la sexualité ouvre sur la dimension du désir et du plaisir qui sont des gouffres de complexité pour les adolescents... comme pour les adultes.

De fait cette série est surtout intéressante comme document - au sens fort - non pas tant sur l'adolescence que sur ce que nous entendons par sexe, nous les adultes comme les adolescents à notre époque. Nous faisons l'hypothèse qu'un savoir vrai sur le sexe existe et donc qu'il serait possible de transmettre un savoir ayant la sexualité pour objet, alors que précisément, c'est la leçon de Freud, la sexualité se dérobe aux questions de vérité scientifique ordinaire, elle les déjoue : la vérité du plaisir n'est pas la vérité de la science, d'où les difficultés pour parler de son plaisir en commun. 

Les adultes doivent accepter de rester extérieurs aux recherches de plaisir des adolescents, tout en étant présents et attentifs à leur détresse. Ce n'est pas tant que les adultes soient « informés » qui importe mais que les adolescents aient des espaces de parole garantis, des espaces d'écoute, des espaces protégés. Parce que leur détresse ne se limite pas aux situations répertoriées de dangers ou aux « cas » d'un manuel de sexologie. Il y a chaque fois les mille et une difficultés, les mille et une questions qui ne manquent pas de surgir quand un être humain de cet âge se confronte à la complexité de ses désirs, de ses plaisirs et des possibilités de son corps. Tout cela, n'existe pas sans un espace d'élaboration par la parole.

L’identité de genre est au premier plan des questions de société aujourd’hui. Elle offre une « liberté de choix » impressionnante, cependant pourrait-on penser qu’elle condense ou réduit la grande question existentielle (mais océanique) de l’adolescence : qui suis-je ? que vais-je devenir ? Et donc : ce qui semble être une ouverture pour penser masquerait-il l’élaboration d’autres thèmes…

Disons-le nettement : tout système de représentation qui produit des catégories ou des classes rigides empêche de penser. Lorsqu'il implique l'imposition d'identités soutenues par ces classes rigides, il produit de la violence ou tout au moins une menace. Rappelons-le ici, les adolescents ont toujours semblé menacer le monde adulte par leurs revendications identitaires : qu'elles soient politiques, musicales, religieuses. Mais s'il en est ainsi c'est que les adolescents sont dans une position paradoxale : ils héritent d'un monde et doivent le changer, ils veulent rompre avec des identités qui les étouffent (assignées par leurs parents, par les adultes) et aspirent à des identités « idéales »... c'est très bouleversant ! Les adultes doivent donc être à l'écoute de tout ce qui traverse telle ou telle revendication identitaire.

Le questionnement sur l'identité de genre mais aussi l'identité sexuelle (au sens large de ce mot, sans le réduire à son sens anatomique) est un des courants profonds de cet océan existentiel. « Qui suis-je ? », soit, mais « Quel corps suis-je ? », « Quel corps je vais devenir ? », « Avec quelles qualités essentielles ? »

Dans l'ensemble, le questionnement actuel sur le genre est à lire en ce sens chez les adolescents. Et il ne faut pas oublier que le choix est toujours angoissant. Que la culture découvre de nouveaux choix, de nouvelles possibilités de choix, c'est ce qui fait l'histoire humaine. En ce sens le questionnement contemporain sur le genre fait histoire. Se retrouver dans l'injonction de choisir un genre relativement à un sexe qu'on n'a pas choisi, c'est très lourd, très douloureux, très angoissant. Et c'est précisément sur ce point qu'il faut protéger et aménager une ouverture. L'ouverture, étant la ligne de crête entre la rupture avec des identités anciennes et l'adhésion à de nouvelles identités.

Il faut donc aider les adolescents dans cette traversée, leur donner du temps pour penser tous ces bouleversements, ces contradictions. Or souvent les questions leur arrivent depuis la société, depuis non seulement les réseaux sociaux mais aussi depuis les institutions, ces questions sont dans l'imminence, dans l'injonction, l'intervention. Ces questions viennent également bousculer les adultes dans leurs habitudes, dans leurs certitudes... Dans ces conditions ce n'est pas aisé de les aider à se donner du temps. Il faut pouvoir se distancier soi-même pour les laisser rêver, parler, aimer... On présente toujours le choix comme un impératif, comme une décision, mais le choix se fait, voire se poursuit... C'est un long processus. Ce n'est pas une décision technique ordinaire...

Ce que les adultes ont à offrir ce sont des espaces où l'on écoute toutes ces angoissantes questions de choix et d'identité, des espaces où l'on prend le temps de penser, de mettre des mots sur son corps, de faire corps avec ses mots. Si de tels espaces sont garantis, on peut faire vibrer la question identitaire et l'ouvrir vers d'autres dimensions.

Des romans comme La Métamorphose de Kafka et Truismes de Darrieussecq ont cherché à élaborer le malaise adolescent face aux changements corporels et psychiques imposés par la puberté en utilisant le passage de l’homme à l’animal. Connaissez-vous des romans ou d’autres œuvres de fiction (et non des témoignages) qui reprennent ce thème en utilisant le passage d’un genre à l’autre ?

Cette question me surprend un peu dans la mesure où il me semble que toutes les productions fictionnelles actuellement proposées aux adolescents jouent avec les métamorphoses (la littérature de jeunesse, les mangas, les Super-héros, les animés...). C'est même, pour les moins bonnes, une sorte de recette.

La métamorphose de Kafka est d'un tout autre registre à mon sens. C’est un livre d'exception qui ouvre la question du genre justement (genre humain, genre littéraire), sur la sortie du genre.

Si j'avais absolument à choisir je citerais bien-sûr les Métamorphoses d'Ovide. Ainsi que l'Odyssée d'Homère... Rien que de très classique, parce que la métamorphose est la réponse à la question, sans cesse au travail chez l'homme, « que peut devenir mon corps ? »... Question active à tous les âges mais radicalement vive à l'adolescence...

Maryan Benmansour, professeur de philosophie à l’hôpital de jour du Parc Montsouris, 22 mars 2023

👉Du même auteur

Colloque Enfances&Psy - Que deviennent les théories sexuells infantiles ?

Dans Enfances & Psy 2021/4 (N° 92), pages 24 à 34 -- Quelles explications sexuelles peut-on donner aux adolescents ?

 

📑La sexualité des adolescents : entretien d'Anne Brisson avec Francine Caraman, psychologue, psychanalyste, à l'hôpital de jour du Parc Montsouris

Pourriez-vous nous raconter ce qui dans votre parcours personnel et professionnel a orienté votre intérêt vers la clinique des adolescents ?

Je suis psychologue et psychanalyste. Mon parcours de psychologue clinicienne en institution a débuté avec les enfants, et les bébés même en lien avec une pouponnière. Puis j’ai passé 15 ans en psychiatrie adulte avec des patients psychotiques pour la plupart. C’est ensuite que je suis venue à la clinique adolescente à l’hôptal de jour Montsouris. L’appui sur un groupe de pairs et la tradition de la psychothérapie institutionnelle qui y sont à l’œuvre, sont particulièrement cruciaux et précieux, comme ce que mon expérience avec les psychoses en service adulte m’avait enseigné, et plus encore à l’adolescence. D’autre part, la détresse et les états de dérélictions dus aux remaniements psychiques devant l’irruption du réel pubertaire, font que l’adresse au thérapeute est particulièrement investie et intense quelles que soient les modalités de la demande, portée par l’adolescent ou par un tiers au départ.

Les questions de sexualité, d’identité, à présent de genre, recoupent alors celles de la vie ou de la mort, de la possibilité de se séparer et subjectiver pour imaginer un avenir, ou au contraire le risque d’effondrement, de passages à l’acte ou de solutions hallucinatoires par exemple. Mais ce qui est aussi particulièrement gratifiant, par rapport à la clinique adulte qui était la mienne, c’est la malléabilité, tout n’est pas encore fixé, enkysté, et le processus thérapeutique peut porter ses fruits transférentiels beaucoup plus rapidement à cet âge (comme d’ailleurs avec les tout petits).

C’est une des raisons pour laquelle j’aime travailler avec des adolescents.
Une autre et non des moindres est qu’ils nous maintiennent en contact avec un monde qui change, nous en apprennent eux aussi sur de nouvelles aspirations et inquiétudes, un nouveau langage, une façon d’être ensemble, pour peu qu’on s’y laisse enseigner et qu’on ne reste pas dans un « c’était mieux avant » nostalgique.

La série Sex education est largement suivie par les adolescents, dès leurs années collèges. Elle met à l’honneur un adolescent introverti et sans aucune expérience sexuelle qui devient thérapeute pour ses camarades lycéens en difficulté avec leur sexualité quelle qu’elle soit. Il endosse ce rôle en s’appuyant sur les connaissances théoriques qui lui ont été transmises indirectement par sa propre mère sexologue. Que pensez-vous de ce dispositif : les adolescents sont-ils les mieux placés pour répondre ensemble à leurs questions sur la sexualité, à condition que des adultes informés et attentifs se tiennent au deuxième plan ?

En arrière plan de cette question d’abord, la sexologie (via une mère sexologue et séductrice dans cette série, en cela je ne conseillerai pas ce dispositif). Plus sérieusement, faut-il qu’un adulte soit sexologue pour parler de sexualité aux jeunes ou avec eux ? Question subsidiaire, les pères ne peuvent-ils plus parler de sexualité avec leur fils ?

Les adolescents n’ont pas attendu aujourd’hui pour parler entre eux de sexualité, échanger leurs expériences, leurs théories sexuelles, leurs histoires d’amour. Il y a toujours eu des initiateurs et des suiveurs. Mais ils ne sont pas égaux devant la possibilité d’évoquer ou même d’envisager la sexualité en groupe, à la maison ou simplement pour eux-mêmes.

Il est nécessaire, que des adultes extérieurs à la famille et non séducteurs, aient un rôle de prévention des dangers liés au sexe qui  incombe aux adultes (grossesse non voulue, droit à l’avortement, maladies sexuellement transmissibles, violence, viols ou non consentement,  réseaux sociaux, prostitution, sexualité sous drogue etc…).

Mais le sexe n’est pas à envisager que sous l’angle des dangers qu’il implique ou vu sous un angle pathologique. Il peut être plus que précieux que des adultes, psychanalystes compris,  ne restent pas seulement au deuxième plan d’un groupe d’adolescents mais devancent dans certains cas les questions sexuelles refoulées de tel jeune plus effacé en particulier (ou d’un groupe qui ne les aborderait pas), ne serait-ce que pour l’autoriser à penser que ses idées, images, sensations, fantasmes, ne sont pas des pensées folles ou sales ou coupables, qu’elles sont de son âge et partageables entre générations, dans une langue commune à trouver.

L’identité de genre est au premier plan des questions de société aujourd’hui. Elle offre une « liberté de choix » impressionnante, cependant pourrait-on penser qu’elle condense ou réduit la grande question existentielle (mais océanique) de l’adolescence : qui suis-je ? que vais-je devenir ? Et donc : ce qui semble être une ouverture pour penser masquerait-il l’élaboration d’autres thèmes…

J’y répondrai de ma place de thérapeute, c’est-à-dire baignant à la fois dans le discours social et les nouveaux discours sexuels, et travaillant avec des adolescents en grande difficulté psychique. En cela le genre comme culture et son pouvoir de fascination ne peut pas être banalisé,  isolé ou idéalisé. Tout dépend de comment on y répond, si on écoute une personne à part entière, dans ce qui ne va pas dans sa vie, ce qu’il aime, n’aime pas, ce qui l’angoisse, le rend triste, si on s’intéresse à sa vie sociale, s’il ou elle a des amis ou des amies, comme tout un chacun. Même si « je suis né dans le mauvais corps » est la formule la plus fréquemment mise en avant, la question de la transition de genre est en soi une question existentielle, et posée comme telle : une solution que le sujet pense être sa façon vivable d’être au monde, reposant de façon aiguë mais familière aux psychanalystes, le rapport entre sexe, corps, discours social, vie et mort.

L’importance du risque suicidaire n’est-il pas en effet fréquemment invoqué pour appeler à une prise en charge rapide? Pour entendre un adolescent qui va mal et qui s’en plaint, il faut faire des détours, ne pas se centrer uniquement sur son genre et sa sexualité, questions qu’il s’agit souvent pour eux d’éviter au départ, mais sur ce, qui comme tout un chacun, le fait véritablement souffrir dans sa vie. Si sa parole est entendue et traitée avec le sérieux et le respect nécessaires, la confiance vient et il est alors possible de parler de l’ensemble de sa vie psychique, sexualité comprise.

Des romans comme La Métamorphose de Kafka et Truismes de Darrieussecq ont cherché à élaborer le malaise adolescent face aux changements corporels et psychiques imposés par la puberté en utilisant le passage de l’homme à l’animal. Connaissez-vous des romans ou d’autres œuvres de fiction (et non des témoignages) qui reprennent ce thème en utilisant le passage d’un genre à l’autre ?

Si j’ai bien compris la question, il s’agit de faire référence à des œuvres littéraires qui exprimeraient le malaise adolescent face aux transformations corporelles pubertaires, par une « métamorphose » du genre et pas une métamorphose animale comme chez Kafka et Darieussecq.

Je ne connais pas à proprement parler de fictions qui évoqueraient une transition de genre à l’adolescence à partir d’une métamorphose directe du corps qui ne passe pas par l’animalité, ou la plante ou le métal et le genre biométrique  (voir le film « Titane » de Julia Ducournau (2021). Peut-être y en a-t-il que j’ignore ou dans d’autres cultures.

Dans ce qui m’est connu, il s’agit en général davantage d’inversion des rôles sociaux, comme par exemple dans l’histoire de la Marquise-Marquis de Banneville de François-Timoléon de Choisy, de changement d’apparence, ou d’actes sur le corps, (le film « Girl » de Lukas Dhont (2018) par exemple avec l’auto-castration finale du le corps dansé). Le conte « L’ourson » de la Contesse de Ségur, passe par l’animal mais au fond le jeune garçon se recouvre plutôt couvert de poils par une mauvaise fée, qui seront par sacrifice « endossés » par la petite fille à l’adolescence, avant de muer tous deux vers une peau lisse et former un couple.
Orlando de Virginia Woolf présente une temporalité tout à fait différente que la crise pubertaire, un voyage du jeune homme à la femme d’âge mur, même s’il se réveille un matin en femme.
Il y a bien ce film auquel je pense, « Les garçons sauvages », de Bertrand Mandico (2018), d’après le roman de William S. Burroughs, où 5 adolescents sont envoyés sur une île mystérieuse où ils vont progressivement se métamorphoser en filles, au contact d’une flore luxuriante. Mais c’est une sorte de punition, d’expiation d’un crime qu’ils ont commis : ils ont violé et tué une enseignante. Ce n’est pas directement leur malaise corporel qui donne lieu à la métamorphose, mais le châtiment du crime filmé comme un passage à l’acte adolescent groupal.  Il n’empêche que les scène de  métamorphose y sont  saisissantes.

Francine Caraman et Anne Brisson, le 22 mars 2023

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Colloque Enfances&Psy - Sexualités de l'enfant et de l'adolescent : quoi de neuf ? - Une solution transgenre au consentement

 

Sexualité, genre et mythe

Les nouvelles formes de sexualité, les choix de genre, les transformations du corps, les changements de pronoms et de prénoms, toutes ces questions sont devenues plus actives et plus concrètes dans nos sociétés « modernes tardives » et la façon de les élaborer révèle l’écart plus ou moins grand qui se joue entre les générations.

L’été dernier, je visite l’exposition d’un artiste montréalais, JJ Levine : Photographies queers[1]. Par son travail, JJ Levine interroge la représentation des rôles de genre binaires traditionnels au moyen de photographies qui mettent en scène des sujets queers dans l’intimité. Pour ce faire, l’artiste revisite le genre pictural du portrait[2] qui apparaît très tôt dans l’histoire de l’art et qui a été transformé par l’invention de la photographie. JJ Levine explique que la tradition du portrait studio est historiquement réservée à une certaine classe de gens et qu’il en prend le contrepied en photographiant les membres de sa famille queer qui n’auraient pas eu accès à cette tradition dans le passé.

JJ Levine est née avec un corps de femme, mais aujourd’hui il affirme son identité masculine : Il n’a plus de seins, porte une moustache et les cheveux courts. Pour ceux qui décident de quitter un genre pour un autre, et parfois de transformer leur corps partiellement ou complètement, les repères traditionnels ou conventionnels de ce qui est féminin ou masculin persistent. Dans cette galerie de portraits se trouve celui de l’ex-compagnon de JJ Levine, il est intitulé « Harry enceint »[3] : on y rencontre un homme transgenre qui dévoile son torse dépourvu de sein, une pilosité masculine et son ventre abritant une grossesse déjà bien avancée.

Je visite l’exposition avec des adolescents, ensemble nous regardons un entretien de l’artiste qui décrit son travail. JJ Levine a un visage très fin, une voix au timbre féminin, des gestes très gracieux sans aucun maniérisme. Son torse est plat, sa moustache est fine mais bien présente, ses cheveux sont courts et rasés dans la nuque. On peut à la fois repérer des signes qui relèvent du genre masculin et d’autres du genre féminin, comme dans le portrait de Harry. Dans la discussion qui suit le visionnage, l’adulte de plus de quarante ans que je suis hésite entre les pronoms « il » et « elle », car je perçois très bien la femme que JJ Levine a été, les traces, les vestiges, malgré l’hormonothérapie et la chirurgie qui a retiré les seins. Je n’arrive pas à mettre aux oubliettes la construction historique de cette personne. De leur côté, les adolescents ne font aucune erreur dans l’utilisation des pronoms, ils prennent en considération l’identité de genre dans son actualité et refusent de s’intéresser à l’historicité du changement. JJ Levine est un homme, c’est indiscutable. Ils lèvent les yeux au ciel quand je dis « elle », très irrités parce qu’ils interprètent mes hésitations de langage et mon tâtonnement dans l’approche de cet artiste comme des résistances de vieux daron ! Mais comment expliciter à ces sujets en construction, excessifs et exigeants, que je cherche tout simplement à comprendre ?..

De fait, cette cohabitation des traits masculins et féminins me semble très intéressante parce qu’elle résonne avec la question de la bisexualité psychique telle qu’elle a été développée par les théories psychanalytiques[4], mais aussi, et bien avant encore, avec la question de la bisexualité psychique et corporelle telle qu’elle a été racontée par la mythologie et élaborée par les philosophes depuis l’antiquité.

En effet, comme l’explique Luc Brisson (chercheur au CNRS et spécialiste de l’histoire de la pensée antique), dans les mythes grecs, « la bisexualité, qu’elle soit simultanée ou successive, se retrouve partout. Tout ce qui est à l’origine doit être total et impliquer en soi une coïncidence des opposés. Et en tous les couples d’opposés qui structurent la réalité doit être ménagée la possibilité de passer, ne fût-ce qu’exceptionnellement, d’un pôle à l’autre »[5]. Voilà qui peut nous intéresser pour penser les changements de genres : la distinction ou l’articulation entre bisexualité simultanée et successive.

« La bisexualité simultanée caractérise des êtres qui sont des archétypes, c’est-à-dire des êtres primordiaux. Dans la mesure où c’est d’eux que dérivent les dieux, les hommes et les animaux qui constituent notre monde et qui sont tous pourvus d’un seul sexe, masculin ou féminin, ces êtres primordiaux doivent être pourvus simultanément des deux sexes, car ils se trouvent en deçà de cette sexion[6], de cette coupure dont résulte le sexe, entendu comme distinction sexuelle fondée sur la possession d’un sexe ou de l’autre, mais induisant un rôle et surtout un statut dans la société »[7].

Voici donc le mythe d’Aristophane dont le point de départ est justement la bisexualité simultanée : A l’origine, l’humanité est constituée d’êtres doubles qui possèdent deux organes sexuels et qui se répartissent en trois catégories : il y a ceux qui sont mâle et femelle, ceux qui sont mâle et mâle et ceux qui sont femelle et femelle. Les organes sexuels étant placés en haut de leurs fesses, ces êtres ne se reproduisent pas en s’unissant les uns aux autres, mais en surgissant de la terre comme des cigales. La bisexualité simultanée est ici la manifestation d’une unité qui refuse la division et la séparation, et plus particulièrement la distinction entre les hommes et les dieux. Pour Aristophane, refuser la division, c’est se maintenir dans le chaos ou y retourner. Les êtres doubles provoquent ainsi les dieux, en retour Zeus cherche à contenir cette révolte, mais se demande comme les punir sans les exterminer. Il commence par les affaiblir en les coupant en deux. Apollon, le dieu guérisseur, intervient pour soigner la brutalité de cet acte chirurgical : il retourne le visage et la moitié du cou de chacun des nouveaux êtres et répare la blessure provoquée par la bissection en refermant la peau du ventre au niveau du nombril, cicatrice qui constitue la trace de leur changement corporel. Malheureusement, chaque moitié d’être originel cherche à rejoindre l’autre moitié pour retrouver l’unité fusionnelle et, depuis qu’ils sont séparés, leurs étreintes les conduisent à se laisser mourir d’inanition. Pour les sauver, Zeus intervient à nouveau et déplace leurs organes sexuels sur le devant. Cette nouvelle disposition permet des accouplements intermittents qui laissent du temps pour les autres occupations de la vie quotidienne, celles qui rendent possibles la vie en famille et en société. C’est une question qui est collatérale à celle du genre, mais il faut noter que le mythe d’Aristophane fait cohabiter les choix d’objet hétérosexuels et homosexuels sans les opposer, ni les hiérarchiser. Je le trouve aussi très beau et romantique, car il évoque à la fois la nostalgie de la fusion originelle et la quête amoureuse de la moitié qui viendra combler le manque.

« En regard de la bisexualité simultanée, la bisexualité successive revêt une signification très différente. Sont affectés successivement des deux sexes des médiateurs et essentiellement des devins. L’exemple le plus significatif à cet égard reste Tirésias »[8] : Alors qu’il faisait paître son troupeau sur le mont Cyllène, en Arcadie, Tirésias vit des serpents en train de copuler. Il blessa l’un d’eux et sur le champ il changea d’apparence. Il était homme, il devint femme et commença à s’unir avec des hommes. Par un oracle, Apollon lui fit savoir que s’il observait les mêmes serpents en train de copuler et qu’il blessait l’autre de la même façon que la première fois, il redeviendrait comme il était. Tirésias veilla à faire ce que le dieu lui avait dit et retrouva son ancienne nature. Un jour que Zeus se querellait avec sa femme Héra en soutenant que les femmes avaient dans l’acte sexuel plus de plaisir que l’homme, tandis qu’elle maintenait le contraire, ils firent chercher Tirésias afin de lui poser la question, puisqu’il avait fait l’expérience de l’une et l’autre conditions. Tirésias répondit sans hésitation, que s’il y avait dix parts de plaisir, l’homme jouissait d’une seule, et la femme de neuf. Héra en colère, car cela justifiait que Zeus multiplie ses tromperies, creva les yeux de Tirésias. Pour lui offrir réparation, Zeus lui fit don de la divination et d’une vie s’étendant sur sept générations. L’expérience de Tirésias est fascinante, car c’est une métamorphose réversible dont chacun de nous (ou presque) pourrait rêver. Ce mythe nous autorise à le penser et remplit ainsi son rôle : mettre en scène des fantasmes collectifs, fabriquer une construction imaginaire qui nous permet de partager des représentations et une certaine compréhension du monde.

Si l’on revient à JJ Levine, que pourrait-il nous raconter de la place qu’il donne à la bisexualité dans sa construction de genre ? Et quelle bisexualité, simultanée ou successive ? Et pourquoi utiliser la photographie et l’image pour parler du genre et de sa fluidité, alors que, comme les adolescents l’ont bien compris, l’identité de genre est avant tout déclarative : « SI JJ Levine dit qu’il se sent homme, alors on le reconnaît comme un homme » et peu importe ce que son corps nous raconte. En attendant de mieux comprendre, je remercie les mythes et leur puissance d’ouvrir des questions plutôt que de les fermer.


[1] https://www.musee-mccord-stewart.ca/fr/expositions/jj-levine/

[2] J.J. Levine, Queer Portraits 2006-2015, Metonymy Press, 2015

[3] https://ellephant.org/fr/artistes/jj-levine/

[4] Bisexualité et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, n°7, 1973

[5] Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Les belles lettres, 2008 (1re édition en 1997)

[6] Cf. J.B. Pontalis, in Bisexualité et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, n°7, 1973

[7] Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Les belles lettres, 2008 (1re édition en 1997

[8] Idem

👉Anne Brisson, le 15 février 2023, pour l’association Cerep-Phymentin

 

« J’ai pas ton temps ! »

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas ! », Saint-Augustin, Les confessions, livre XI.

« J’ai pas ton temps ! » me répond un ado excédé à qui je demandais un service, avec toute la gentillesse dont je suis capable… Les ados ont le génie pour trouver des formules qui condensent en quelques mots de grandes questions philosophiques.

Effectivement, la perception du temps est-elle la même pour tous ? On peut rapidement avancer qu’elle n’est pas équivalente selon que l’individu se trouve au début de sa vie ou plutôt vers sa fin. Les enfants racontent bien souvent à quel point l’écoulement du temps leur paraît incroyablement lent, en particulier lorsqu’ils attendent l’avènement de leur anniversaire, de Noël ou de la fin de leur scolarité. Tandis qu’arrivé à l’âge adulte, on se plaint volontiers de l’impression qu’une année de vie s’échappe aussi rapidement qu’une poignée de sable entre les doigts…

La pensée philosophique, aussi bien classique que moderne, s’est intéressée à la distinction entre le temps objectif et subjectif. Pour Descartes ou Spinoza, nous pouvons mesurer « la durée objective » des choses en fonction des mouvements réguliers de certains éléments, comme les astres, alors que « le temps » est une affection de notre pensée : « Afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous nous servons ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui sont les jours et les années, et la nommons temps, après l’avoir ainsi comparée ; bien qu’en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors de la véritable durée des choses, qu’une façon de penser »[1]. Pour Bergson, la conception d’un temps homogène, que l’on pourrait représenter spatialement au moyen d’une suite de points mathématiques juxtaposés figurant les instants et que l’on pourrait quantifier de manière objective, est en fait trompeuse. Bergson définit le « véritable temps » comme une « durée » vécue, indivisible, dans laquelle les instants se compénètrent et ne font qu’un ensemble, à l’image d’une mélodie que l’on écoute sans discerner les notes une par une car chaque nouvelle note ne fait sens que sur le fond de toutes les autres. Le temps originel et authentique serait donc la durée vécue par notre conscience, il est ainsi une fonction du sujet[2] qui l’éprouve comme s’écoulant plus ou moins vite : « Si notre existence se composait d’états séparés dont un « moi » impassible eût à faire la synthèse, il n’y aurait pas pour nous de durée »[3]. A l’occasion d’un entretien avec Einstein, Bergson précise : « Chacun de nous se sent durer : cette durée est l’écoulement même, continu et indivisé, de notre vie intérieure ». Si l’on remonte à Saint-Augustin, le temps est une dimension de l’âme humaine qui n’est pas une chose statique mais une tension vers autre chose qu’elle-même. Puisque le passé n’existe qu’en tant qu’on se le remémore au présent et l’avenir en tant qu’on se représente au présent sa possibilité, alors le temps peut être pensé comme une « distension de l’âme » (extensio animi, en latin c’est toujours infiniment plus classe !..).

Ces élaborations concernant la perception subjective et individuelle du temps me rappellent d’autres réflexions inspirées par la clinique, lors d’un stage que j’ai eu la chance de faire auprès de Serge Lebovici en 1999 : Serge Lebovici a 84 ans et j’en ai 24, soixante ans d’expérience de vie nous séparent. Je suis fascinée par le déroulement des consultations thérapeutiques[4] telles qu’il les menait à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Les interventions de Lebovici me semblent surgir de nulle part mais tombent toujours très juste. Je suis incapable de me représenter le cheminement psychique qui lui permet de construire ces fragments d’analyse fulgurante. Ce qu’un jeune psychologue ne parvient à articuler qu’après des heures, des semaines, voire des années de réflexion, et avec l’aide de quelques collègues, Lebovici le délivrait en quelques minutes. Lui qui savait qu’il n’avait plus la vie devant lui devait être dans une « distension de l’âme » telle que l’intervalle entre la pensée présente et celle à venir était extrêmement réduit. Lebovici a nommé cette opération qui passe du corps au psychisme de façon quasi instantanée « l’énaction ». Véronique Lemaître en donne la définition suivante : « un ensemble de processus complexes dont l’âme est la familiarité du psychanalyste avec l’inconscient et ses effets »[5]. L’énaction est une co-construction empathique et métaphorisante qui se produit dans l’ici et maintenant de la consultation : l’identification corporelle de Serge Lebovici, à la fois au parent et au bébé, lui permet de reconnaître dans la mise en scène au présent la représentation d’un scénario du passé. Cette métaphore qui se formule en quelques mots favorise la remémoration d’une autre scène et prend valeur d’interprétation psychanalytique. Lebovici élabore ce concept d’énaction en 1994, c’est-à-dire plus près de la fin de sa trajectoire que du début de sa carrière, un concept qu’il n’aurait sans doute pas pu saisir à un autre temps de sa vie. A l’échelle de l’individu, le vieillissement et l’expérience accumulée qui l’accompagne induisent manifestement une certaine accélération des associations de pensée et des réalisations.

Mais le temps n’est pas qu’une perception individuelle, c’est aussi un concept que l’on peut penser collectivement. Nombre d’entre nous éprouvent le manque de temps et ont le sentiment de passer leur vie à courir, non pour atteindre un objectif précis et attractif, mais essentiellement pour rester « dans le flux », pour ne pas se sentir largués loin derrière la locomotive ! Le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa travaille depuis quelques années sur les représentations sociales du temps et plus particulièrement sur la notion d’accélération[6]. Il explique que la modernité tardive, à partir des années 70, connaît une formidable poussée d’accélération. De nombreux auteurs et penseurs (romanciers, philosophes, sociologues) remarquent « l’augmentation de la vitesse de la vie sociale et, en fait, la transformation rapide du monde matériel, social et spirituel ». Ainsi, « Les athlètes semblent courir et nager plus vite ; les fast-foods, le speed-dating, les siestes éclairs et les drive-through funerals semblent témoigner de notre détermination à accélérer le rythme de nos actions quotidiennes ». Pour comprendre pourquoi les sociétés occidentales peuvent être décrites comme des sociétés de l’accélération, Hartmut Rosa distingue trois catégories de phénomènes : l’accélération technique (transports, communication), l’accélération du changement social (styles de vie, structures familiales, affiliations politiques et religieuses) et l’accélération du rythme de vie qui engendre stress et frustration. Or avant cela, l’idée même de modernité était source de promesses, dont la plus grande était celle de l’autonomie, au sens de l’autodétermination éthique : nous pourrions vivre notre vie sans qu’elle soit prédéterminée par des pouvoirs politiques ou religieux, ni par un ordre social qui définirait à l’avance notre place dans le monde. Dans nos sociétés « modernes tardives », cette promesse a malheureusement cessé d’être crédible : « Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice mais plutôt comme une pression asservissante ».

Cette pression de l’accélération existe dans tous les domaines y compris dans les institutions de soins en psychiatrie : augmenter la file active, accueillir plus de patients à moyens constants, c’est-à-dire, forcément, réduire le temps de chaque consultation pour qu’elles s’enchainent à un rythme plus soutenu, réduire la durée des hospitalisations pour recevoir de nouveaux patients... Et pourtant, comment penser que le temps du soin puisse être compressible et délimité avant même que la rencontre thérapeutique soit engagée. La pression économique, technologique et neuro-améliorative provoque une crise de la subjectivité, comme le dit Cynthia Fleury : « Soigner, la chose est ingrate, laborieuse, elle prend du temps, ce temps qui n’est plus habité par les humanités »[7].

Pour qu’elle ne détruise pas tout, la pression implique une résistance et, dans notre domaine, cela serait une promesse réconfortante que cette résistance passe par le retour de l’humanisme.


[1] Descartes, Principes de la philosophie, § 144

[2] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre 2

[3] Bergson, L’évolution créatrice, chapitre 1

[4] . Certaines de ces consultations filmées sont encore accessibles grâce au coffret multimédia L’arbre de vie, Eléments de psychopathologie du bébé[4], Erès

[5] Véronique Lemaître, » L’énaction selon Serge Lebovici dans les consultations thérapeutiques », Spirale, 2001/1 (n°17)

[6] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012

[7] Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme, Tracts Gallimard, n°6, 2019.

👉Anne Brisson, le 18 janvier 2023, pour l’association Cerep-Phymentin

 

La voix du podcast…

Radio Blabla donne la voix aux adolescents de l’IME : lancé par deux éducateurs créatifs Soline et Loris, l’atelier réunit un groupe d’adolescents qui choisit un thème et le discute ensemble. Leurs débats sont enregistrés, montés pour devenir un podcast qui est ensuite diffusé au sein de l’IME.

Petit détour par l’histoire du podcast : tout commence en 2001 aux Etats-Unis avec 3 initiateurs, Dave Winer (entrepreneur et développeur informatique), Christopher Lydon (journaliste devenu blogger) et Adam Curry (animateur télé). Le podcast permet de s’affranchir de l’uniformisation des contenus proposés par les médias officiels et de libérer la forme que peut prendre la parole. C’est d’abord un « média intimiste » avant que les radios institutionnelles ne s’y intéressent. Il existe aujourd’hui deux types de podcasts, les « replay » et les « natifs » qui sont créés de manière originale et indépendante de tout programme radio. Depuis 2017, le podcast n’est plus un média décalé et antisystème, il est devenu « grand public », car la parole est le média de l’information par excellence. Il reste cependant intimiste, car l’enveloppe sonore qui associe les sons, la musique et la voix favorise le transfert et l’impression d’une relation privilégiée entre l’auditeur et le narrateur. Quatre raisons expliquent le succès exponentiel du podcast : la technologie (multiplication des appareils audio portables), la commodité (l’audio accompagne les moments interstitiels et toutes sortes d’activités comme faire du sport ou promener son chien), l’explosion des contenus de qualité et la fatigue des écrans (surtout depuis le fameux premier confinement et l’usage des Zooms). Des études ont même été menées pour définir le profil de la personne qui écoute des podcasts natifs : 34 ans, urbain, hyperconnecté, nomade et matinal !

Mais pourquoi un tel succès du son et de la voix à notre époque dominée par les images et les écrans ? Tout d’abord parce que l’espace sonore est le premier espace psychique dès la vie utérine : chez le fœtus, les feedbacks qui commencent à s’organiser avec l’environnement sont de nature audio-phonique. On pourrait dire que la première initiation au podcast, c’est la voix de la mère, les autres voix et les bruits du monde que le fœtus écoute tranquillement au chaud dans l’utérus. Les recherches ont montré que la trame sonore entendue par le bébé est constituée des bruits inhérents aux activités cardiovasculaires et digestives de la mère, mais aussi que la voix se distingue du bruit de fond utérin, car l’enfant reçoit grâce à la transmission osseuse la partie la plus basse du spectre de la voix de sa mère. Non seulement il entend la voix maternelle, mais il peut aussi la reconnaître parmi les autres grâce à la perception du rythme et de l’intonation. Ce lien sonore primitif continue d’unir le bébé à sa mère après la naissance. Depuis le début de la vie, la voix est la métaphore de notre identité profonde, elle est aussi au cœur du mouvement d’un corps vers un autre afin d’être entendue, elle est ainsi l’instrument privilégié de la communication.

Proposer aux adolescents de l’IME Cerep-Phymentin de fabriquer des podcasts, c’est d’abord leur donner une place dans la réalité, les projeter hors de leurs propres enveloppes et vers les autres : comme le dit Marie-France Castarède, « faire entendre sa voix, babiller, parler, chanter, rire ou pleurer, c’est vivre en sujet dans le monde des hommes »[1]. C’est aussi donner substance à leurs paroles, parce que « la voix est émise pour être entendue et fonde d’emblée un rapport d’altérité et de reconnaissance, car les inflexions et les modulations de la voix font vibrer la caisse de résonance de notre corps de manière unique et spécifique »[2]. Ceux qui ont eu l’occasion d’écouter les Podcasts de radio Blabla ont encore dans l’oreille la voix des adolescents : une voix qui se cherche, qui attend que les mots se présentent, une voix tâtonnante qui manque de l’aplomb que lui donnera un jour les expériences et le temps qui a passé. Mais c’est aussi une voix neuve, sincère et spontanée, qui se consolide mot après mot, qui prend plaisir à se faire entendre en repoussant les limites de la gêne adolescente.

Une gêne que chacun de nous, aussi adulte et mature soit-il, peut éprouver quand il perçoit de l’extérieur sa voix ou son image enregistrée. Si Freud avait participé à un podcast, il aurait frémi d’entendre sa propre voix ! Puis il aurait écrit sur ce phénomène qui transforme quelque chose d’aussi familier que les paroles que l’on prononce en perception étrangère à soi-même. Et cette expérience d’« inquiétant familier » serait venue compléter celle qu’il avait déjà faite dans un train quand il rencontre dans le miroir son propre reflet qu’il ne reconnaît pas : « j’étais assis, seul, dans le compartiment du wagon-lit, lorsque à la suite d’une secousse assez brutale du train, la porte donnant sur les toilettes attenantes s’ouvrit et qu’un monsieur d’un certain âge, en chemise de nuit, bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai que l’homme s’était trompé de direction en quittant les cabinets séparant les deux compartiments et s’était retrouvé par erreur dans le mien, bondis pour le lui expliquer, mais compris bientôt avec ahurissement que l’intrus était ma propre image reflétée par le miroir dans la porte de communication »[3]. Ainsi le familier peut devenir angoissant lorsqu’il est modifié et c’est bien ce qui se produit avec la voix car l’entendre comme venant du dehors, comme quand elle est diffusée dans un podcast, n’est pas du tout la même chose que de l’entendre parce qu’on la produit du dedans !

Au-delà de la gêne et de l’inquiétant familier, l’expérience du podcast donne l’opportunité à chaque adolescent de trouver sa voix, qui garde la trace des premiers babillages tout en cherchant à devenir posée comme celle des adultes, une étape primordiale avant de trouver une autre voie, celle de son chemin dans le monde.

  • Le 21 décembre 2022, Anne- Brisson pour Cerep-Phymentin

[1] Marie-France Castarède, La voix et ses sortilèges, Paris, Les Belles Lettres, 2004

[2] Marie-France Castarède, La voix et ses sortilèges, Paris, Les Belles Lettres, 2004

[3] Freud, L’inquiétant familier (L’inquiétante étrangeté), Paris, Petite bibliothèque Payot

 

L’animal dans l’adolescent, échapper à son espèce pour mieux approcher la liberté, transformer la laideur en beauté ?

L’adolescence, le processus pubertaire, les transformations qu’il engendre, que l’enfant ne peut refuser, ni même remettre à plus tard, qu’il subit comme une étape obligatoire à franchir, à traverser, malgré les douleurs qu’elle implique. Le corps qui change de forme, de format, qu’on ne sait plus comment habiller, que certains cherchent à cacher, que d’autres exhibent. Le corps que l’on ne reconnaît plus, qu’il faut accueillir comme un visiteur étranger, qu’il faut adopter comme un autre que soi. Je me souviens d’un été très chaud de mon adolescence, je ne sais pas quoi faire de ce corps qui a muté depuis peu. Malgré la chaleur accablante, je le cache sous un imperméable en gabardine de coton noir, qui me fait transpirer comme dans un sauna. A vouloir dissimuler cette forme qui me dérange, je la rends encore plus bizarrement visible, je la mets en scène de manière incongrue : on me regarde avec perplexité et insistance, je m’exaspère de ne pouvoir disparaître.

L’adolescence est une métamorphose douloureuse, voire monstrueuse. On le sait que la chenille (ingrate) deviendra un (joli) papillon, que le corps et le psychisme retrouveront une forme et un équilibre, mais en attendant le processus pubertaire les rend transitoirement monstrueux, en ajoutant à la morphologie de l’enfance des excroissances que l’adolescent perçoit comme des excès, des défauts, des anormalités.

Avec l’image du monstre et le concept de la métamorphose vient la référence au monde animal qui offre bien plus de diversité concernant les formes, les textures, les couleurs du corps que le monde des humains. Ainsi les comparaisons entre adolescents et animaux sont nombreuses dans les sciences, l’art et la culture. Voici, par exemple, comment Françoise Dolto, avec ses mots très justes, décrit l’expérience pubertaire : « Les homards, quand ils changent de carapace, perdent d’abord l’ancienne et restent sans défense, le temps d’en fabriquer une nouvelle. Pendant ce temps-là, ils sont très en danger. Pour les adolescents, c’est un peu la même chose. Et fabriquer une nouvelle carapace coûte tant de larmes et de sueurs que c’est un peu comme si on la ‘suintait’. Dans les parages d’un homard sans protection, il y a presque toujours un congre qui guette, prêt à le dévorer. L’adolescence, c’est le drame du homard »[i].

Du côté de la littérature, la célèbre Métamorphose[ii] de Kafka donne une version tragique de cette étape de la vie. La transformation du jeune homme en insecte l’enferme dans une solitude irrémédiable et une passivité très grande, deux mots (maux) qui lestent le discours des adolescents. Quand Kafka décrit la difficulté de l’insecte à s’extraire de son lit, cela résonne sans aucun doute avec la douleur de nombreux adolescents qui, recroquevillés sous leur couette un lundi matin, cherchent à puiser le courage d’en sortir dans un réservoir vide : «Il voulut d’abord sortir du lit par le bas du corps, mais cette partie inférieure de son corps que d’ailleurs il n’avait encore jamais vue et dont il ne parvenait pas à se faire une idée précise, s’avéra trop difficile à mouvoir ; tout cela bougeait si lentement ; et quand enfin, exaspéré, il se poussa brutalement de toute ses forces en avant, il calcula mal sa trajectoire et vint se heurter violemment à l’un des montants du lit, et la douleur cuisante qu’il éprouva lui fit comprendre que la partie inférieure de son corps était peut-être pour l’instant la plus sensible ».

Après le homard et l’insecte, vient la truie… Marie Darrieussecq écrit un roman d’apprentissage du passage à l’âge adulte : Truismes[iii]. Le récit commence par l’interdit de la mère à ce que sa fille sorte au moment même où l’adolescente reconnaît les premiers signes de transformation de la puberté. La narratrice passe d’une espèce à une autre par une transformation plus progressive, plus insidieuse, que celle de la métamorphose brutale de Kafka. La jeune fille raconte très bien l’ambivalence des adolescents à l’égard de leur corps, de ses nouvelles potentialités, de ce qu’ils aimeraient pouvoir maîtriser, en vain : « Je me voyais dans la glace et j’avais, pour de bon, des replis à la taille, presque des bourrelets ! Maintenant ce souvenir me fait sourire. J’avais essayé de réduire les sandwichs, j’en étais même arrivée à ne plus manger le midi, tout ça pour continuer à grossir. Les photos des mannequins dans la parfumerie m’obsédaient ». Marie Darrieussecq décrit l’expérience pubertaire comme douloureuse, certes, mais aussi comme un parcours vers la construction de l’identité et d’un espace individuel de liberté. La rencontre avec l’animal à l’intérieur de soi permet à l’adolescent de sortir de la communauté pour trouver un espace psychique propre : « Pour revenir en paix dans les lois de l’espèce, il faut d’abord trouver son lieu », explique Marie Darrieussecq dans un entretien[iv] autour de son roman.

C’est ainsi que les romanciers et les artistes peuvent raconter l’adolescence comme un processus de création et partir de cette expérience éprouvante pour fabriquer une œuvre. C’est le projet que Hervé Gergaud[v] a mené avec les adolescents de l’IME Cerep-Phymentin : « L’animal intérieur ».  Le regard du photographe ouvre une fenêtre, invite le double animal à s’exposer devant ses yeux, le fait basculer grâce au travail de la sublimation de la laideur à la beauté. Il fabrique une nouvelle image qui n’est ni le reflet inerte renvoyé par le miroir, ni le reflet vivant que l’on cherche dans les yeux des autres : une image élaborée, ornementée, mise en scène. Ce qui reste habituellement caché à l’intérieur, tapi dans l’ombre, dissimulé aux regards de l’autre, peut enfin se présenter sans réserve. Le travail esthétique donne une voie d’expression à la partie animale, plus ou moins monstrueuse, que chaque adolescent abrite à l’intérieur de lui en essayant désespérément de la domestiquer.


[i] Françoise Dolto, Catherine Dolto, Colette Percheminier, Paroles pour adolescents, ou le complexe du homard, Paris, Gallimard jeunesse, 1999.

[ii] Franz Kafka, La métamorphose, 1915.

[iii] Marie Darrieussecq, Truisme, Paris, POL, 1996.

[iv] Entretien avec Marie Darrieussecq, La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2005/1, n°59.

[v] Hervé Gergaud, photographe et retoucheur d’images, anime différents « ateliers-portraits » pédagogiques sur l’image de soi.

👉Anne Brisson, le 23 novembre 2022, pour l’association Cerep-Phymentin

Et si Greta avait changé le paradigme du diagnostic en psychiatrie 

Crise du climat/crise de la psychiatrie, même combat ? Ces deux grands sujets de société font l’objet d’un même traitement : des cris d’alarme montent inlassablement du terrain jusqu’aux sphères dirigeantes, mais une fois la clameur arrivée tout là-haut, elle ne déclenche aucune décision politique porteuse de réels espoirs de changement. Comme de hurler dans le désert ou de lancer une bouteille à la mer… L’énergie des soignants au chevet de la planète d’un côté et du psychisme de ses habitants de l’autre, pour dénoncer les catastrophes existantes et à venir, semble dépensée à corps perdu.

Il y a des combats qui se sont déjà combinés pour augmenter le volume de la clameur. L’écoféminisme en est un bon exemple, avec son articulation entre pensée féministe et pensée écologiste. Ce courant philosophique, éthique et politique s’appuie sur l’idée qu’il existe des similitudes et des causes communes entre les systèmes de domination des femmes par les hommes et de surexploitation de la nature par les humains. Une combinaison, qui comporte sans doute des écueils, mais qui est utile quant à ses possibilités d’action.

Alors quelles résonances possibles entre climat et psychiatrie ? Cette question déclenche très vite l’émergence d’un souvenir, tel un message précieux dans un flacon balloté par les flots : une intervention de Bruno Falissard[1] sur les troubles neurodéveloppementaux[2] et les classifications psychiatriques en général. Son discours est intelligent et lumineux, sa réflexion se déploie tranquillement, à partir de son socle de connaissances, pour déconstruire certaines représentations théoriques qui parviennent à s’imposer sans forcément avoir pensé à consolider leurs propres bases. Heureusement qu’il existe encore des chercheurs qui retracent l’histoire des idées. Dans sa présentation, un exemple de combinaison entre climat et psychiatrie s’incarne dans une jeune fille : Greta Thunberg[3].

Bruno Falissard commence par souligner la disparition du mot « psychiatrie » au profit du mot « neurologie » avec la mise en avant des TND (en gros l’autisme, l’hyperactivité et les troubles des apprentissages). Le concept de TND décrit la maladie mentale « comme une anomalie du développement du système nerveux central qui conduit à un fonctionnement mental déviant »[4]. Pourtant les personnes qui présentent de tels troubles ne se reconnaissent pas dans cette définition adossée à la neurologie. A commencer par Greta Thunberg qui dit que son autisme est un super-pouvoir. Bruno Falissard décrit alors la « rupture phénoménologique » entre ce qui relève de la psychiatrie et ce qui n’en relève pas. Aujourd’hui l’autisme n’est plus défini par le DSM 5 et, de manière plus générale, les mots du diagnostic n’appartiennent plus seulement aux psychiatres. L’autisme est d’abord une façon d’être au monde, un peu particulière certes, et ne devient une maladie qu’en fonction du « continuum de sévérité ». Par conséquent, les personnes autistes ne veulent pas changer d’identité, elles veulent simplement que les autres les comprennent. Du côté de la psychiatrie, il ne faut donc pas chercher à soigner l’autisme, mais avant tout la souffrance qu’il peut engendrer.

Mais qui est donc Greta Thunberg ? Elle est très connue sous son identité de militante écologiste, propulsée sur le devant de la scène internationale depuis 2018. Mais avant cela, à l’âge de onze ans, elle traverse un épisode dépressif en lien avec des angoisses intenses concernant le réchauffement climatique. Elle est alors diagnostiquée autiste Asperger. Elle se dégage de la dépression et lance des mouvements de grève devant le parlement suédois, puis refuse d’aller à l’école tous les vendredis. Rapidement médiatisées, ces grèves hebdomadaires, « Fridays for Future », sont suivies dans de nombreux pays, dans plus de 250 villes à travers le monde fin 2018. Greta Thunberg n’a alors que 15 ans, elle est en classe de 3e, mais elle fait la couverture du Time qui lui décerne le prix de la personnalité de l’année et elle est classée dans les 100 femmes les plus influentes au monde.

La notoriété de Greta Thunberg, sa visibilité dans le monde donne une caisse de résonance importante à son tweet du 31 août 2019 : « Je suis Asperger et cela veut dire que je suis parfois un peu différente de la norme. Et, dans les bonnes circonstances, être différent peut être un super-pouvoir ». Elle ajoute : « Je n’ai pas annoncé que j’avais été diagnostiquée pour me cacher derrière cela, mais parce que je sais que beaucoup de gens ignorants voient toujours cela comme une maladie ou comme quelque chose de négatif. Et croyez-moi, mon diagnostic m’a déjà imposé des limites ».

C’est alors que son engagement pour le climat vient se combiner avec la crise de la psychiatrie. Une crise qui touche les concepts et derrière eux ce que l’on soigne ou pas en psychiatrie. Ainsi, les angoisses de Greta Thunberg concernant la planète ont mis à jour ses fragilités psychiques et conduit au diagnostic de son autisme. En retour son engagement pour le climat lui permet de proposer au monde entier sa propre définition de l’autisme, et par là-même un changement de paradigme qui remet au goût du jour la phénoménologie. Et comme le souligne Bruno Falissard : Qui pourrait dire à Greta Thunberg que « son fonctionnement mental » est « déviant » alors qu’elle est « la personne qui va peut-être faire que la planète aille mieux dans les dix, cinquante, cent ans qui vont arriver » ?


[1] Bruno Falissard est pédopsychiatre, enseignant de santé publique à la faculté de médecine Paris-Saclay, directeur du CESP (INSERM), ancien président de l’IACAPAP.

[2] On retrouve certaines parties de sa présentation dans le texte suivant : https://vif-fragiles.org/les-mots-de-bruno-falissard.

[4] Définition de Michael Rutter pour les troubles neurodéveloppementaux.

👉Anne Brisson, le 19 octobre 2022, pour l’association Cerep-Phymentin

 

Ethique du savoir, éthique du sujet ?


Dans le rapport d’activité de l’association Cerep-Phymentin en juin dernier, Bernard Golse écrit : « Sur le plan institutionnel, je tiens à saluer ici le professionnalisme impressionnant des équipes du Cerep, leur engagement sans faille ainsi que leur éthique du savoir et leur éthique du sujet qui, bien sûr, ne sont pas toujours facilement superposables ». Cette phrase aurait bien pu servir de sujet pour le bac de philosophie 2022 ! Parce que l’enjeu n’existe plus (j’ai déjà mon bac), mais que le plaisir du jeu reste vivant, je me laisse tenter par l’épreuve…

 
Ce qu’évoque Bernard Golse résonne manifestement avec un texte de Daniel Marcelli, « Ethique du savoir, éthique du sujet… Le travail du pédopsychiatre », publié dans la revue Contraste, Enfance et handicap, « Savoir, ne pas savoir », n°9, 1998.

Les 25 ans qui séparent ces deux réflexions ne sont pas venus à bout de la problématique qu’elles soulèvent. L’insistance pour que les connaissances soient validées scientifiquement et que les objectifs thérapeutiques tendent vers la normalité représente un danger pour la notion de soin, même si le « Care » est devenu à la mode, même si certains philosophes essaient de réintroduire le courant humaniste dans les institutions de soins.

Dans son article de 1998, Daniel Marcelli s’interrogeait sur les rapports entre le soin et la connaissance. Être soignant, quand on soigne la souffrance psychique, c'est mélanger inlassablement des matériaux ni complètement miscibles ni hétérogènes : les concepts théoriques, les données cliniques, une certaine connaissance de soi-même, pour ouvrir un espace de pensée où le discours des patients fait l’objet d’une quête de sens. Marcelli explique très bien que pour soigner, il faut avoir acquis et organisé un certain nombre de connaissances, mais qu’elles ne suffisent pas à « être soignant ». Le savoir est sans effet thérapeutique en dehors d’une relation d’accompagnement avec sa dimension transférentielle.

Daniel Marcelli évoque aussi la recherche en pédopsychiatrie en insistant sur un paradoxe : on peut définir ce qui entrave le bon développement d'un enfant sans pour autant pouvoir saisir les conditions les meilleures qui garantiraient le développement le plus équilibré. L'éthique de la recherche doit donc articuler, en cherchant à garder l’équilibre, l’éthique du sujet et l’éthique du savoir pour éviter que cette dernière ne se transforme en éthique de la normalité.

L’autre risque est que la souffrance du sujet prenne le pas sur l’intérêt pour le symptôme, avec un enlisement de l’éthique de la recherche dans l’éthique du sujet. L’empathie pour la souffrance entrave alors complètement les objectifs de la recherche et masque l’idée que le symptôme est une création pour trouver un aménagement à la souffrance.

Daniel Marcelli souligne ensuite que les recherches évacuent le sujet singulier, car le « vrai » serait du côté du nombre. Les rencontres avec les patients, les histoires cliniques qui nous donnent tant à penser ne permettent plus d'élaborer des concepts validés scientifiquement. Pourtant, dans le champ de la santé mentale, ce sont bien les récits des patients qui stimulent l'appareil psychique des soignants, qui mettent en route leur curiosité intellectuelle et leur désir de comprendre. Les théories psychanalytiques se sont méticuleusement construites sur ce qui se dégageait de commun et de différent dans les histoires singulières des patients. Les notions sont constituées de ces liens inextricables entre ce que la pensée du soignant fabrique à partir de ce que produit le psychisme du patient. Et c’est pourquoi l’on ne peut séparer l’éthique du savoir de l’éthique du sujet.

Finalement, si ces deux éthiques ne sont pas facilement superposables, comme l’écrit Bernard Golse, c’est parce que les soignants doivent les faire tenir ensemble comme dans un jeu du tir à la corde sans gagnant… avec l’idée de garder la tension entre les deux équipes sans jamais chercher à faire chuter l’une ou l’autre !

La réflexion autour de cette problématique continue, comme le montre le programme de la journée doctorale du PCPP, « L’éthique à l’épreuve de la pensée psychanalytique » qui aura lieu le 24 septembre 2022.

👉Anne Brisson, le 19 septembre 2022, pour l’association Cerep-Phymentin

 

►►La capacité à développer un questionnement éthique est un sujet qui sera évalué lors de l’évaluation des établissements médico-sociaux. Anaïs Coudrin, directrice générale adjointe de Cerep-Phymentin - Septembre 2022

Plus précisément, sur le volet éthique, les attentes sont : la formation des professionnels et le partage en équipe sur les questionnements éthiques à partir de situations vécues dans l’accompagnement de la personne. Les évaluateurs vérifieront dans le dossier usager la trace de ce questionnement propres à son accompagnement. Première publication par la HAS du référentiel national pour évaluer la qualité dans le social et le médico-social (2022) : consulter le document.

 

Autoportrait d'Anne Brisson, nouvellement venue chez nous : un autre regard porté sur nos activités et la promesse d'échanges fructueux...

Anne Brisson, psychologue depuis toujours ou presque !...

A 16 ans, je tombe sur Freud, au programme du cours de philosophie. La découverte de l'inconscient, du mien et de celui des autres, bouleverse complètement mes représentations du monde et ouvre des trouées intelligibles dans le brouillard qui m'enveloppe. Je suis aussi impressionnée par l'homme, Freud, qui n'hésite pas à dévoiler sa vie psychique, ses souvenirs, ses rêves, ses actes manqués, ses pensées inavouables, pour expliquer comment se construit et se remanie sans cesse sa théorie.

Les études de psychologie sont une évidence, à Paris 7 pour son orientation psychanalytique assumée. Diplômée à 22 ans, avec quelques heures de stages pour toute expérience clinique, je ne me sens pas très aguerrie pour trouver un poste en institution.

Mais de nombreuses fées, tous genres confondus, se sont penchées sur le berceau du bébé psychologue : je commence à travailler pour l'association À l'aube de la vie (Serge Lebovici et Bernard Golse), puis Carnet Psy (Manuelle Missonnier) et le Bulletin de la Waimh francophone. Après quatre années dans l'édition et mon installation en libéral, mon expérience institutionnelle débute à la Guidance infantile telle qu'elle a été façonnée par Michel Soulé et son équipe. Le dialogue entre clinique et théorie est un flux permanent, tandis que l'élaboration circule, non sans conflit, mais sans barrage au sein de cette équipe pluridisciplinaire. Les références théoriques tricotées avec les éléments cliniques et l'ouverture sur les recherches actuelles font socle.

Quand on a la chance de travailler dans un service aussi vivant et créatif, on y reste le plus longtemps possible, jusqu'à ce que les remaniements administratifs et les transformations du soin en psychiatrie par les nouvelles formes de management rendent l'engagement clinique intenable. 

Partie vers d'autres territoires institutionnels, l'opportunité de participer au comité de rédaction du Cerep-Phymentin me permet de retrouver le socle et de construire de nouvelles pistes de réflexion.
Avant de conclure, je partage avec vous cette proposition de Sameroff et Emde (psychiatres et chercheurs) qui me semble intéressante pour toute forme de travail en commun : « Notre stratégie de consensus nous a procuré certains avantages, mais elle comportait aussi des inconvénients parmi lesquels l'influence potentielle et excessive de la pression sociale en faveur d'un accord. Pour contrer cette tendance, nous avons été très attentifs à ne pas passer sous silence nos divergences d'opinion » (Les troubles des relations précoces, Paris, PUF, 1993). C'est dans cet esprit que j'espère contribuer à préserver et faire vivre des espaces de pensée et des groupes de travail qui peuvent encore s'exprimer librement.

👉Anne Brisson, le 20 juin 2022, pour l’association Cerep-Phymentin

Quelques livres qui ont marqué ma formation universitaire et dont les titres à eux seuls sont des invitations à la réflexion :

  • Psychopathologie de la vie quotidienne, S. Freud
  • Jeu et réalité : l’espace potentiel, D. Winnicott
  • L’amour et la haine, M. Klein et J. Rivière
  • L’effort pour rendre l’autre fou, H. Searles
  • Plaidoyer pour une certaine anormalité, J. McDougall
  • Le moi-peau, D. Anzieu
  • Fantômes dans la chambre d’enfants, S. Fraiberg