Alors que depuis près d’une quinzaine d’années, la lutte contre le harcèlement à l’école est devenue un sujet majeur pour l’Éducation nationale, une modalité d’action a été récemment présentée comme particulièrement pertinente : l’éducation à l’empathie.
Un mois après le lancement expérimental de cours d’empathie en janvier 2024 dans plus de 1000 écoles et 2 collèges, l’empathie est présentée comme un axe fort de la circulaire de février 2024[1]. Comment cette modalité de lutte contre le harcèlement s’est-elle imposée en France ? Qu’est-ce que l’empathie ? Une compétence ? Une émotion ? Est-il possible d’éduquer à l’empathie ?
À quoi peuvent ressembler des cours d’empathie ? Telles sont les questions suscitées par l’adoption de ce moyen, présenté comme une solution pour faire baisser les situations de harcèlement. Après une tentative de définition de la notion, nous reviendrons sur son apparition dans le champ de la lutte contre le harcèlement puis interrogerons les différentes contradictions que la notion et son utilisation soulèvent.
Du concept théorique…
Empathie : Le concept trouve son origine en Allemagne, en 1873, sous la plume du spécialiste d’esthétique Robert Vischer, qui emploie le terme d’Einfühlung pour qualifier l’expérience de « ressentir à l’intérieur » ce que nous regardons. Avec les philosophes et psychologues allemands de la fin du XIXe siècle et les travaux de Lipps ou Titchener), l’empathie se substitue à la sympathie pour désigner notre capacité à se mettre à la place d’un autre et partager sa souffrance. « Souffrir ensemble » dans la pratique d’une activité physique et sportive, tel est le point de départ du psychologue et sociologue Omar Zanna, dans son analyse réflexive sur la pratique de la boxe avec des mineurs délinquants[2].
Le concept chemine à travers la théorie esthétique, la philosophie, la psychanalyse, les neurosciences, la sociologie et l’anthropologie… Il serait difficile de trouver une définition sur laquelle toutes les disciplines pourraient s’aligner. Les recherches actuelles reconnaissent trois composantes à l’empathie. L’empathie émotionnelle, innée, nous permet d’identifier/ressentir l’émotion des autres (on parle aussi de contagion affective) sans s’y confondre, « une résonance sans perte de distance. » L’empathie cognitive est présentée comme permettant la régulation de l’empathie émotionnelle et l’empathie mature permettrait de comprendre l’autre et se mettre émotionnellement à sa place[3].
À quel moment l’empathie – qui d’ailleurs n’est pas toujours présentée comme « morale » (lorsqu’elle altère le jugement objectif et que l’on empathise qu’avec nos semblables)[4] – est-elle mise en avant comme un moyen de lutter contre le harcèlement à l’école ?
… Au problème pratique
Depuis 2010, la lutte contre le harcèlement est devenue un enjeu important des politiques publiques. Après une première période visant à comprendre, caractériser et comptabiliser les situations de harcèlement, marquée par les rapports d’Éric Debarbieux et les premières enquêtes de victimation, les constats appellent à l’action.
Des programmes sont d’abord expérimentés dans une logique de bottom-up. Médiateur social dans l’école, éducation à l’empathie par le corps, apprentissage de la communication non violente sont expérimentés dans différents établissements dès 2011, puis la préoccupation partagée ou les dispositifs d’ambassadeurs en 2017 et 2018.
Entre-temps, le gouvernement renforce la législation et l’application du délit de harcèlement au cadre scolaire et met en place un numéro vert national. Alors que, jusqu’alors, les établissements qui s’engageaient dans un programme de lutte contre le harcèlement avaient la possibilité de choisir les moyens d’action, à partir de 2022, la mise en place « d’ambassadeurs » dans le cadre du programme pHARe (plan de prévention du harcèlement à destination des écoles, des collèges et des lycées) puis les « cours d’empathie » marquent un tournant dans la politique d’État de lutte contre le harcèlement.
L’empathie figurait déjà dans la liste des Compétences psychosociales (CPS) introduite dans les cours d’enseignement moral et civique en 2015, mais à partir de 2023, la notion est présentée comme un moyen efficace de lutter contre le harcèlement à l’école. En janvier 2024, un kit pédagogique pour les séances d’empathie à l’école, préfacé par Gabriel Attal, détaille des activités « pour apprendre à s’autoévaluer positivement, accroître sa connaissance des émotions et communiquer de façon empathique. »
L’éducation à l’empathie marque donc une tentative d’opérationnalisation d’un concept et l’affirmation d’un moyen reconnu permettant de lutter contre le harcèlement.
Empathie une notion individualiste pour parler de collectif ?
À l’heure où la communication se doit d’être simple, ici elle a le mérite de se résumer en un mot, mais les expérimentations qui ont porté leurs fruits se limitent-elles à quatre ateliers d’empathie en direction des élèves ? La méthode danoise Fri For Mobberi[5], « libéré du harcèlement », que Gabriel Attal souhaite répliquer en France, fonctionne justement sur la création d’une dynamique de groupe bienveillante, au sein de laquelle chaque enfant peut s’exprimer et être entendu avec bienveillance et respect.
Principe au cœur du Jeu des Trois Figures de Serge Tisseron[6]. Par-là, il s’agit d’apprendre à nommer les émotions, les exprimer et les gérer. En fin d’article, il pose toutefois une importante mise en garde : le sentiment d’empathie ne peut pas être du seul ressort de l’individu : il doit « être partagé par une communauté ». Le contexte scolaire français est-il empathique ? Les notations ? Le système de relégation dans des filières repérées étant comme dévalorisées ?
Dans l’expérimentation française d’éducation à l’empathie par le corps, portée par Omar Zanna et son équipe de la filière STAPS de l’université, les enseignants sont, eux-mêmes, formés à l’empathie et prennent conscience, par exemple, de la difficulté pour un enfant d’être interrogé seul au tableau par exemple. Cette expérimentation montre que la baisse des situations de harcèlement est permise par une cohésion de groupe et des valeurs de respect et d’entraide permises par des pratiques physiques et corporelles (inspirées d’exercices sportifs et théâtraux).
En bref, il s’agit d’éprouver « l’empathie par le corps » en action pour se sentir appartenir à un collectif classe, école[7]. Cohésion, collectif, groupe, entraide : des mots peu présents dans les directives ministérielles qui pourtant sont au cœur des actions de terrain, portées par les enseignants eux-mêmes ou par les mouvements d’éducation populaire qui interviennent dans les établissements.
Alors pour revenir à l’empathie ? Elle peut être un objectif, mais qui ne peut pas se réduire à la transmission de sa définition qui viserait seulement les élèves. En faisant l’hypothèse que l’empathie s’éprouve dans des expériences collectives où chacun a sa place. Reste à savoir si elle est compatible avec les exigences d’un système scolaire qui valorise souvent la réussite individuelle, au détriment de celle du collectif ?
[1] Circulaire du 2-2-2024 : Lutter contre le harcèlement à l’école, une priorité absolue.
[2] Zanna O. (2010). Restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants. Paris : Collection Enfance. Dunod.
[3] ZAnna O. (2015) « Apprendre par corps l’empathie à l’école : tout un programme ? », Recherches en éducation [En ligne], 21 |
[4] Cowell, JM. Decety . “Friends or foes: Is empathy necessary for moral behavior?”, Perspectives on Psychological Science, 9, 5, p. 525-537. Disponible sur : https://doi.org/10.1177/1745691614545130
[5] Programme développé en 2005 au Danemark.
[6] Serge Tisseron : https://www.cerep-phymentin.org/Etablissements/Sanitaires/Hopital_de_jour_Centre_Andre_Boulloche/7950
[7] Kerivel A.(2015). De l’empathie pour lutter contre le harcèlement à l’école, Rapport d’évaluation de l’expérimentation portée par Omar Zanna. Paris : Rapport du FEJ. https://orbilu.uni.lu/bitstream/10993/22939/1/RF_EVA_APSCO4_12.pdf
♣ Tara-Lou Iftène (étudiante en Master EHESS et stagiaire au LEPPI) et Aude Kerivel (LEPPI)