Comité rédactionnel

23/10/2024

Petites filles et petits garçons au parc à jeux

Quand l’apprentissage des stéréotypes de genre prend corps[1]

Petites filles et petits garçons au parc à jeux

Un mercredi après-midi de septembre, dans un square pour enfants du 18ème arrondissement de Paris (dans un quartier plutôt mixte socialement), avec mon fils de 5 ans, mon regard, avec mes lunettes de sociologue, se pose sur le bac à sable. Des enfants, filles et garçons, entre zéro et six ans, font des pâtés de sable.

Les plus jeunes jouent côté à côté, interagissant entre eux en s’emparant d’une pelle ou d’un cornet à glace en plastique, ce qui donne souvent lieu à des pleurs et des cris. Des petits groupes de filles ou de garçons coopèrent autour de jeux. Lorsqu’un « grand garçon » de 5 ans arrive dans le bac à sable, poussant un plus petit, à peine ai-je détourné le regard, qu’une dizaine de petits garçons, entre 3 et 5 ans « jouent » à la bagarre.

Les échanges sont vifs, et je me rends compte que « les petits » et les filles ont déserté le bac à sable. Parfois d’elles-mêmes ou d’eux-mêmes, parfois après y avoir été invités. J’entends par là un « Viens ma puce, tu vas te prendre un coup ». Un des petits garçons lance à un autre qui regarde la bagarre sans y participer : « tu es un garçon-fille toi ». Le bac à sable est devenu territoire des garçons et espace d’affrontement physique. Mais surtout, je me rends compte qu’aucun adulte n’intervient pour stopper ces jeux violents, ces « jeux de garçons ».

La fabrique des garçons[2]

Sylvie Ayral, introduit son ouvrage Pour en finir avec la violence des garçons par ce qu’elle appelle « les chiffres chocs de la virilité » : 96,5 % de la population pénitentiaire est masculine, 83,6 % des auteurs de crimes conjugaux sont des hommes, 94 % des tués en deux roues sont des hommes.[3] Quel rapport avec cette scène anodine de bac à sable ?

Continuons de dérouler le constat : 85 % des jeunes en Centre éducatif fermé sont des garçons[4] et presque 90 % des enfants sanctionnés au collège, « pour violence sur autrui » sont des garçons[5]. Comme le rappelle Sylvie Ayral, beaucoup de garçons « sages et doux » ne se reconnaissent pas dans des comportements masculins stéréotypés, qui rappelle-t-elle à juste titre « invalident d’emblée les explications essentialistes ».

Mais ces garçons « en dehors de la norme » ou « garçons-filles » pour reprendre l’expression de ce petit garçon du parc, sont aussi davantage représentés parmi les élèves harcelés[6].

Les corps dans des espaces ou l’inégalité de genre

Mais revenons à ce parc de jeux, et mettons maintenant les lunettes de la « géographie du genre » que nous empruntons à Yves Raibaud et Edith Maruejouls. Ces géographes observent que « les filles n’occupent pas ou très peu d’espace » et sont reléguées à 10% de la cour de récréation (de l’école ou du centre de loisir), le foot occupant 90% de l’espace disponible[7]. Tous leurs mouvements, déplacements et activités s’en trouvent, de ce fait, restreints.

En fait, la « géographie scolaire du genre »[8] rend visible cette socialisation masculine fondée sur une virilité « extravertie » qui appelle à ne pas se restreindre dans ses mouvements (dans la logique de produire des garçons sportifs, forts et puissants) et à s’affirmer en prenant de l’espace.

La socialisation des filles les pousse au contraire vers des activités calmes, « moins physiques, plus discrètes, et qui les cantonnent en périphérie de cette cour de récréation, au centre de laquelle elles n’osent plus se risquer, prendre place, occuper l’espace »[9]

Une socialisation genrée

Un vendredi, de retour dans ce parc à jeux du 18ème arrondissement. Il est 16H30. Après avoir joué avec Lou et Anna à la balançoire, mon fils retrouve Joseph, Wallid, Solal. Les six enfants sont à l’école maternelle ensemble, dans la même classe. Mais seuls les garçons sortent de l’espace  de jeu pour explorer ce qu’ils nomment « La forêt des mille peurs ».

Je rappelle que nous sommes dans un square parisien du 18e arrondissement, il s’agit de quelques arbres sur les hauteurs du parc fermé, mais où en effet, les enfants sont, pendant quelques minutes, peu visibles des parents ou autres adultes qui les accompagnent. Aucune fille dans cet espace qui est perçu comme un espace « pas tout à fait autorisé », ou peut-être un petit peu moins « sécurisé ». Lou (4 ans) dira à sa maman que de toute façon « les garçons c’est plus fort que les filles ».

Alors bien sûr, il y a quelques filles qui parfois « transgressent » mais elles sont davantage arrêtées. Les parents, anticipant les futurs risques encourus par les filles, ont tout intérêt à les socialiser précocement au fait de ne pas se promener dans des espaces où elles pourraient être en danger. Mais si l’on est attentif, on observe que peu de filles cherchent à s’aventurer dans cette petite forêt.

Les travaux sur la socialisation primaire, centrale dans la construction de genre prend alors tout son sens. Anne Dafflon Novelle observe le rôle de ce qu’elle nomme les « agents périphériques de socialisation »[10] (vêtements, jouets, livres, émissions, publicité, internet, etc.) sur la socialisation genrée.

Les voitures, camions ou véhicules téléguidés et jeux de construction qui favorisent « la mobilité, la manipulation, l’invention et le goût de l’aventure » continuent d’être destinés et offerts aux garçons, alors que les filles se voient plus souvent offrir des poupées et des déguisements de princesses.

Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des petites filles au parc vêtues de robes de princesse et coiffées de couronnes, qui entrave également les corps et les mouvements et donc la possibilité d’escalader la butte qui mène à « la forêt des mille peurs ».

L’indispensable interventionnisme pour l’égalité des genres       

Contrairement au temps de classe, où la mixité de sexe est imposée et régulée, les temps libres se caractérisent par « l’activation des stéréotypes de genre. »[11] Le libre choix entraîne le regroupement des filles d’un côté et des garçons de l’autre. Dès six ans et demi, les enfants passent onze fois plus de temps à jouer avec leurs pairs qu’avec des camarades du sexe opposé.[12].

La déconstruction des stéréotypes de genre nécessite une action volontariste, qui vise les garçons, et les filles (et pas uniquement les filles, comme c’est souvent le cas des politiques d’égalité). Comme le montrent Edith Maruéjouls et Yves Raibaud[13], proposer des infrastructures non genrées : mur d’escalade plutôt que terrain de foot, est indispensable à la déconstruction des stéréotypes de genre.

Il s’agit aussi, pour reprendre les propos d’Yves Raibaud[14], de valoriser dans toutes les interactions « les milieux » : soit « les garçons doux et les filles audacieuses » qui dénotent avec les stéréotypes féminins et masculins imprégnés de rapports de domination.

Retournons une dernière fois au parc, avec les lunettes du genre, et concentrons-nous sur l’araignée (filet de pyramide en corde solide permettant aux enfants d’escalader.) Il y a une règle indispensable à suivre pour espérer monter : être constamment appuyé sur trois appuis (ou deux au moins). Le jeu n’est plus libre, l’infrastructure se fait intervention, « agents périphériques de socialisation ».

C’est d’ailleurs l’espace du parc où filles et garçons sont équitablement représentés. Lou et Shiem, 4 et 5 ans grimpent avec habileté jusqu’en haut de l’araignée tandis que Solal semble en difficulté, et commence à pleurer. « Attends je viens t’aider » propose Lou à Solal en lui tendant la main. Je regarde mon fils bloqué sur l’araignée, « regarde la technique de Lou, ne t’inquiète pas, elle va te montrer ! Bravo Lou ! » INTERVENTIONNISTE c’est bien cela ?

[1] Cet article a été écrit grâce à une revue de littérature réalisée par Ariane Benoliel, doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias.

[2] Ce sous-titre est emprunté à Sylvie Ayral, en référence avec son ouvrage : La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège, 2011, PUF.

[3] Ayral Sylvie et Raibaud Yves. 2017. Pour en finir avec la fabrique des garçons, Vol.1 A l’école, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p.16.

[4] Drees, publication des résultats détaillés de l’enquête auprès des établissements et services de la protection de l’enfance (ES-PE) 2017.

[5] Ayral Sylvie, 2011, La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège, 2011, PUF.

[6] Debarbieux Eric, Alessandrin Arnaud, Dagorn Johanna et Gaillard Olivia, 2018, Les violences sexistes à l’école. Une oppression viriliste. Observatoire européen de la violence à l’école. 2018.

[7] Maruéjouls Edith, 2024, Animer l’égalité dans la cours d’école : enjeux et perspectives de l’intervention périscolaire, Les cahiers de l’Action, 2024, n 62, pp. 61-68

[8] Ibid

[9]  Chapuis Amandine, « L’espace pour appréhender les inégalités filles-garçons dans la cour de récréation. Réflexions autour d’une formation d’enseignant.e.s », Genre Éducation Formation [En ligne], 4 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020

[10] Dafflon-Novelle Anne, 2006,  Filles-garçons : socialisation différenciée ? Grenoble : PUG.

[11] Raibaud Yves, Bacou Magalie. Mixité dans les activités de loisir : la question du genre dans le champ de l’animation. Introduction. Agora débats/jeunesses, 2011, 59, pp.54-63.

[12] Guionnet Christine et Neveu Erik, 2021, Féminins/Masculins sociologie du genre, Troisième édition, Armand Colin.

[13] Maruéjouls Edith. Raibaud Yves, Filles/garçons : l’offre de loisirs- asymétrie des sexes, décrochage des filles et renforcement des stéréotypes Diversité, 2011, 167 pp. 86-92

[14] Raibaud Yves., 2014, Sport, culture, loisirs : ces autres lieux de production et de consolidation de l’identité masculine, in Ayral Sylvie, Raibaud Yves. Pour en finir avec la fabrique des garçons, volume 2, éd. MSHA p. 9-25.

Ariane Benoliel,  doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias et Aude Kerivel, docteure en sociologie, directrice du Laboratoire d’évaluation des politiques publiques et des innovations

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Aude Kerivel Docteur en sociologie Directrice du LEPPI Chercheur associé au CEREV, université de Caen