Après quelques message WhatsApp échangés, le rendez-vous est fixé, au tribunal, où elle accompagne Souleymane qui passe en jugement pour cambriolage, puis Imen[1], qui s’apprête à assister au procès de ses proxénètes.
Dans la Salle des pas perdus, je la regarde donner à Souleymane quelques conseils : « Raconte bien tout ce qu’il s’est passé, sois poli dans tes réponses aux magistrats ! », puis échanger avec l’avocate de l’adolescent : « Il ne faut pas que Souleymane aille en foyer, il respecte sa mère, s’il va en foyer, ça va être catastrophique, avec sa mère il respecte les règles ».
En aparté, elle m’explique : « Souleymane a des troubles du comportement non traités, il a été victime de violence policière », elle me montre une vidéo sur son téléphone : la chambre de Souleymane et celle de sa mère, saccagée, « du thé a été renversé délibérément au milieu du lit de la mère » … « On venait juste de repeindre sa chambre »…
Elle s’interrompt brusquement « Attends, excuse-moi ! ». Je la vois se diriger vers Imen qui discute avec une jeune fille plus âgée qu’elle, qui semble être une de ses copines. Avec ce sourire qui quitte rarement son visage, Mona éloigne Imen de la jeune fille.
Elle m’expliquera, par la suite qu’il s’agit de sa proxénète qui fait partie du trio qui a séquestré et prostitué Imen. C’est là toute la difficulté des jeunes adolescentes en situation de prostitution, elles sont sous emprise de leurs proxénètes, guère plus âgé.e.s, qu’elles perçoivent comme des ami.e.s, ou petits amis.
Mona revient vers moi en blaguant avec Imen et Souleymane, « C’est Aude, elle est sociologue, elle vient observer le travail des éducs ! » À peine a-t-elle eu le temps de finir sa phrase, qu’elle s’interrompt, la porte de la salle d’audience s’ouvre, le procès va commencer.
Toujours en mouvement
Quelques semaines plus tard, me voici embarquée dans la voiture de Mona, départ de l’association, direction l’appartement dans lequel habite Sekou. Lui et sa mère ont été victimes de violence physique de la part des premiers enfants du père.
Mais Sekou, comme beaucoup d’enfants, commence à être pris en charge lorsqu’il pose problème, suite à des actes de délinquance… Le téléphone de Mona vibre, elle répond, c’est Imen, elle parle doucement :
« Mona, ma mère pète un câble, faut que tu viennes me chercher, elle m’a insultée, elle a pété un câble, faut que tu lui parles. J’en peux plus, je te jure j’en peux plus, quand est-ce que tu peux venir ? Faut que tu parles à ma mère, faut que tu lui parles »
Mona en conduisant, et réfléchissant en même temps :
« D’accord, je suis à Clichy-sous-Bois, je suis en voiture, je vais chez Sekou, puis chez Ousmane. Ensuite j’ai rendez-vous avec Mathis pour aller récupérer ses lunettes, après je viens. Je serai là vers 18H-19H, reste chez toi, je viens, d’accord ? »
Imen semble d’accord et raccroche. Mona m’explique : « Le procès ne s’est pas passé comme prévu : les proxénètes ressortent libres, avec du sursis, car ils étaient mineurs à l’époque des faits, les avocats de la défense ont été horribles avec Imen, c’est une enfant, elle avait 12 ans au moment des faits et en a 14 aujourd’hui ».
Mona me raconte la violence des proches des proxénètes de la ville, présents au verdict dans la salle d’audience, mais aussi sur les réseaux, après. Mais elle me parle surtout de la prise de conscience de l’horreur vécue par Imen, des 17 passes par jour, de la violence physique…
Le téléphone vibre. C’est la mère d’Imen.
« Mona j’en peux plus, je ne la reconnais plus, elle sort la nuit, elle revient dans un état, elle ressemble à une pute. Mona, je suis à bout, je vais me suicider, elle va me tuer, c’est une crasseuse ».
Un instant je me dit qu’Imen est dans la pièce d’à côté, et qu’elle entend tout. Mona tente de calmer la maman et de la rassurer. Elle m’explique : la mère n’était pas prête à entendre tout ce qui a été dit au procès, c’est trop horrible.
Là elle n’a plus la capacité de tenir son rôle de parent auprès de Mona. Nous arrivons devant l’immeuble de Sekou. Mona sonne à l’interphone, mais la sonnette ne semble pas marcher, finalement nous entrons à la suite d’un voisin.
Nous montons au cinquième étage d’un immeuble, dont les parties communes sont peu entretenues. La maman de Sekou nous ouvre la porte. Mona a apporté un gâteau : « Je vous rends votre plat, avec un gâteau dessus ! » « Madame Sy est une excellente cuisinière » me précise-t-elle.
« D’ailleurs il faut qu’on regarde les formations pour vous, maintenant que la petite dernière a grandi ? On va appeler la mission locale ».
Madame Sy acquiesce dans un sourire, son mari est en retrait, il semble fatigué. Après avoir pris des nouvelles de la famille, Mona demande : « Comment ça va avec Sekou ? ».
Les parents sont d’accord pour dire qu’il a moins d’excès de violence, mais Madame Sy a trouvé des armes blanches dans sa chambre. Voilà Sekou qui rentre, il salue Mona.
Celle-ci cherche à constituer le dossier pour la journée d’appel que Sekou a manqué. « C’est obligatoire Sekou ! Je viens te chercher le 2, à 8h tu seras prêt, tu mets ton réveil, et on y va ensemble », puis appel en direct de la mission locale, prise de rendez-vous. Lorsque Mona se retrouve seule avec Sekou, elle lui pose la question.
– C’est quoi ce que ta mère a trouvé dans ta chambre ? C’est quoi Sekou ?
– C’est à un pote.
– « Ah t’es trop gentil toi avec tes potes, tu rends des services… Tu sais que c’est grave, pas de bêtises… Eh tu m’écoutes, je veux pas de ouais ouais. C’est compris ? ».
Mona, c’est une alternance entre humour et passage de messages sérieux, puis re-humour.
« Le bon accord » de la relation
Quand une mesure démarre (parfois six mois, un an, deux ans après la décision du juge), l’éducateur doit « entrer en relation avec le jeune », « commencer à travailler avec la famille ».
Mais concrètement, ça veut dire quoi ? Georges a 15 ans, sa famille a une mesure depuis qu’il est bébé, mais aucune éducatrice n’a jamais réussi à le rencontrer. Lorsque Mona arrive au service, la cheffe de service lui attribue cette mesure. Mona décide de l’appeler. Elle lui dit :
– Laisse-moi une chance, je m’adapte à ton heure.
– 19 h
– D’accord, mais c’est l’heure où je vais faire mes courses, viens avec moi.
Et Mona me raconte qu’elle se retrouve avec ce garçon entre le rayon légumes et produits ménagers, à remplir son caddie. Il se moque gentiment de ce qu’elle mange, elle apprend à le connaitre en dehors d’un bureau…
Et c’est le début de l’accompagnement qui peut commencer. Pour rencontrer les jeunes, Mona s’adapte. Pour les parents, elle a sa technique. D’abord, les papiers :
« Moi pour toutes les familles, j’achète des trieurs, et on trie tout à chaque fois. Pour moi, c’est un moment important, car ça montre aussi l’intérêt qu’on leur porte et c’est pour l’enfant. Et les enfants sont sensibles au fait qu’on aide leurs parents. C’est aussi important pour l’enfant : « Tu vois pour ta vie future, c’est important d’être organisé. On travaille à travers des choses factuelles, et bah, en général, les familles elles ont préparé un repas ou un goûter, donc ça rend le temps un peu convivial. Les papiers, c’est une manière de rencontrer »
J’avoue que je n’avais pas envisagé le tri de papiers sous cet angle, mais je comprends maintenant le sens des mots « relation » au cœur du métier d’éducateur spécialisé.
À l’unisson
Dans sa thèse sur l’AEMO, Yohann Caradec[2] réfléchit aux fonctions parentales, en s’inspirant de la catégorisation de Maurice Godelier, il se demande, qui dans la famille peut protéger l’enfant, l’accompagner dans un lieu de soin, aller le chercher quand il fugue ou qu’il est dans un environnement dangereux ? Qui le nourrit ? Qui l’instruit et accompagne sa scolarité (le réveil le matin, l’accompagnement à l’école, y compris dans des conditions difficiles », qui organise les temps devoirs au domicile, l’encourage à avoir de bons résultats par des récompenses.[3]
Face à ces familles qui ont en commun le fait d’être isolées[4] et pauvres (ne pouvant pas déléguer certaines tâches), les éducateurs prennent le relais de certaines fonctions parentales, que les parents ne peuvent pas remplir, pour tout un tas de raisons.
Mona : Donc l’internat faut y être le lundi matin très tôt. Donc pas de Play avec tes frères jusqu’à trois heures du mat.
Selim : Je joue plus à la Play.
Mona : Ton père m’a dit la dernière fois que tu jouais.
Le père : Non, Hassan (le plus grand frère) ne le laisse pas. Il l’a retirée complètement. Toute la journée avec mon portable, il a raison aussi.
Mona : Oui, après faut mettre des règles, faut trouver un terrain d’entente. On peut pas passer de tout à rien d’un coup. C’est possible de gérer, c’est dur de gérer les temps d’écran. C’est à vous Monsieur de gérer, bah oui, je sais pas, le WE, il peut jouer de telle heure à telle heure.
Le père : Ouais voilà
Mona : Et la semaine 1h.
« Ça m’arrive d’aller réveiller les enfants le matin. En général, je faisais ça trois fois, et après ça motivait le gamin, et il était fier de me dire. Regardez, je me suis levé. Enfin ça a toujours fonctionné. Mais ça n’a jamais duré trois semaines. Juste une fois, une semaine complète. Je lui disais : « C’est agréable de me voir le matin ? ».
Mais je pense qu’ils aiment bien parce que c’est une marque d’attention. Et après ? Bah du coup, ils ont envie aussi de faire plaisir. Au final, elle s’est levée pour faire plaisir à l’éducatrice, et finalement ça tient. « Tu fais des piqures de rappel une fois par semaine, toutes les deux semaines »
Les adolescents qu’elle accompagne lui donnent un surnom, ils l’appellent « Mona la forceuse », ils disent « forceuse » dans un sourire, avec tendresse et un semblant de critique.
Je demande : pourquoi forceuse ? Ils me répondent : « parce qu’elle ne lâche jamais l’affaire ».
[1] Les prénoms et villes ont été modifiés pour conserver l’anonymat des protagonistes. Seul le prénom de Mona n’a pas été modifié, avec son accord.
[2] Caradec Yohann, Pratiques de parentalité et jeux de parenté en Seine-Saint-Denis, Ethnographie des relations entre des enfants et adolescents et leurs parents immigrés ou descendants d’immigrés, accompagnés par un service de protection de l’enfance. Thèse de doctorat, 2025.
[3] Ibid