Journée associative : discours de Bernard Golse

Journée associative du 22 mars 2024 : discours d'ouverture de Bernard Golse

Introduction

C’est évidemment un grand plaisir pour moi que d’ouvrir cette nouvelle journée associative qui est toujours un temps fort de la dynamique groupale de notre association que je suis si heureux de présider.

Du fait du Covid, notre dernière Journée associative a eu lieu en 2017, ce qui est déjà loin, et c’est donc formidable de se retrouver aujourd’hui.

J’adresse un grand merci aux organisateurs et à tous ceux qui ont préparé ce temps de rencontre et de travail.

L’affiche est superbe et ce qui est à l’affiche (soit le programme) très prometteur !

Le thème magnifique de la transmission doit nous faire réfléchir à la fois au préfixe « trans » et au concept de « mission ».

Rassurez-vous, je ne vais pas vous infliger un long discours, mais de ma place de pédopsychiatre-psychanalyste (je ne peux pas me refaire !) je rappellerai seulement quelques fondamentaux en matière de transmission qui pourront peut-être ainsi demeurer en filigrane de nos propos tout au long de la journée

Mes réflexions concernent évidemment tout autant les équipes de soins que le COPES dans sa fonction de formation et donc de transmission.

La transmission est en effet un processus qui est en jeu à la fois dans le champ du développement, dans le champ du soin et dans le champ de la formation et l’on verra que le problème central qui se joue dans ces différents champs est au fond celui de pouvoir transmettre en acceptant que ce qui est transmis puisse être transformé par celui qui le reçoit.

Un dernier mot d’introduction pour remarquer que nous sommes aujourd’hui le 22 mars qui est la date anniversaire du début de la révolution de mai 1968, il y a 56 ans !

Espérons que nous en garderons l’idée de la primauté de l’instituant sur l’institué !

J’ajoute enfin que la créativité d’une association dédiée au soin psychique est un processus qui se déploie naturellement dans la durée à l’ombre de nos fondateurs (Raymond Cahn et M. Soulé en particulier) et le déploiement de l’Institut Contemporain de l’Enfance joue désormais, je l’espère, comme une force de soutien dans ce domaine.

Différents types de transmission

Le concept de transmission a d’abord été étudié par les familialistes plus que par les psychanalystes qui le trouvaient un peu trop interpersonnel et pas assez intrapsychique.

Je citerai seulement à ce sujet les travaux d’Ivan Boszormenyi-Nagy[1] qui nous a légué par exemple les concepts de dette et de conflits de loyauté.

  1.  La transmission peut être consciente et/ou inconsciente

On peut vouloir transmettre volontairement et délibérément mais même dans ce cas, il y a toujours une transmission qui se joue à notre insu.

C’est ce que Claude Girard avait étudié dans son écrit important de 1983 à l’occasion du 43ème Congrès des Psychanalystes de Langue Française[2].

  1.  Il importe ensuite de distinguer la transmission transgénérationnelle et la transmission intergénérationnelle

On doit notamment cette distinction utile à N. Abraham et M. Torok[3] et à S Tisseron[4].

  1.  La transmission transgénérationnelle :
  •  Elle est descendante (des générations du passé vers les générations actuelles)
  •  Elle est reconstruite (déduite a posteriori de l’histoire plus qu’observée)
  •  Elle se joue entre des générations qui ne sont pas forcément contemporaines (on pense ici aux travaux de Jean Cournut[5] et de Haydée Faimberg[6] notamment)
  •  Elle passe par les faits de langages (inter-dits, non-dits et para-dits)
  •  Elle a surtout été étudiée par les psychiatres, psychanalystes et psychologues d’adultes
  1.  La transmission intergénérationnelle :
  •  Elle est descendante et ascendante
  •  Elle est observable
  •  Elle se joue entre générations contemporaines (l’enfant, ses parents et ses grands-parents essentiellement)
  •  Elle passe par les faits de langage mais aussi par les interactions précoces (fantasmatiques notamment)
  •  Elle a surtout été étudiée par les psychiatres, psychanalystes et psychologues d’enfants
  1.  On distingue enfin les transmissions en plein ou les transmissions en creux

Ceci renvoie à la distinction entre l’impact de ce que l’on transmet (en termes de traumatismes par excès d’excitations par exemple) et l’impact de ce que l’on ne transmet pas en se souvenant de cette belle phrase de Nicolas Abraham : « Ce ne sont pas les trépassés qui viennent nous hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres ».

A propos du préfixe « Trans »

Actuellement le préfixe « trans » supplante souvent le préfixe « re » dans le champ de la psychopathologie et de la psychanalyse

  1.  Pour le « Re » : il y a la représentation, la répétition, la remémoration, la reconstruction, la réactualisation, et bien sûr la réédition du transfert …
  2.  Pour le « Trans » : il y a la transformation, le transculturel, le transgénérationnel, la question du transgenre, la transidentité, l’espace transitionnel et bien sûr la transmission elle-même …

On pourrait alors se demander pourquoi il en va ainsi aujourd’hui ?

Les deux préfixes posent la question des liens de continuité mais sans doute différemment dans la mesure où le « re » renvoie surtout, me semble-t-il, à une reprise temporelle tandis que le « trans » renvoie peut-être plutôt à un déplacement spatial.

Alors quid de la transmission ?

Si la transmission peut bien sûr être étudiée d’un point de vue psychanalytique, on peut tout de même imaginer que les attaques répétées et obstinées contre la psychanalyse donnent aujourd’hui une sorte de prime au passage (et donc au « trans ») par rapport à un re-jeu souvent plus étalé dans le temps ?

A propos du concept de mission maintenant qui est inclus dans celui de transmission

A titre seulement indicatif, il importe ici de se poser plusieurs questions :

  1.  Transmission de quoi ?

On peut transmettre des contenus de pensée (sensations, affects ou émotions, fantasmes, concepts) ou des contenants (des modes de pensée) mais aussi des élisions, des manques, des trous dans le tissu représentationnel.

Peut-être s’agit-il surtout de transmettre le rapport de liberté qu’on entretient avec sa propre pensée et son propre savoir comme le disait souvent R. Diatkine.

  1.  Transmission à qui ?

Aux plus jeunes collègues bien entendu, mais aussi aux équipes dans leur ensemble et enfin aux patients (on sait par exemple que le bébé observé dans le cadre de l’observation analytique selon la méthode d’E. Bick[7] finit par s’identificatier lui-même aux fonctions d’observation, de contenance et de transformation de l’observateur)

  1.  Transmission pour qui et pour quoi ?

Pour soi-même bien afin de se sentir une courroie importante de transmission mais aussi pour préserver ce que l’on ressent comme précieux et notamment aujourd’hui le concept de psychopathologie.

Ce point est important dans le contexte socio-scientifique actuel et j’y insisterai donc quelque peu.

Depuis 2014, j’assure la présidence de l’Association Européenne de Psychopathologie de l’Enfant et de l’Adolescent (AEPEA), tâche à laquelle j’accorde la plus grande importance et à laquelle je consacre donc beaucoup de temps et d’énergie.

C’est en effet une manière pour moi de me battre pour tenter de faire prévaloir dans le champ des troubles mentaux un modèle polyfactoriel qui tienne compte à la fois des déterminants internes (endogènes) et des déterminants externes (exogènes) du développement psychique et de ses troubles.

La vision des troubles mentaux en général – mais en particulier ceux de l’enfant et de l’adolescent – se trouve en effet écartelée aujourd’hui entre deux pôles diamétralement opposés.

En effet, soit ces troubles sont considérés comme de nature purement endogène et quasi neurologique (ou neurodéveloppemntale), soit considérés comme de nature purement exogène, d’origine traumatique ou réactionnelle, et de ce fait la pédopsychiatrie se voit aujourd’hui menacée d’un clivage entre une composante biologique (ou neurobiologique) et une composante sociale (éventuellement médico-sociale).

Le défi de la psychopathologie (dans toutes ses composantes) est à l’inverse de tenter de nouer, d’intriquer, de tresser ensemble les déterminants internes et les déterminants externes de ces différents troubles afin de travailler à leur interface et de pouvoir ainsi pouvoir aboutir à un diagnostic structural et à une stratégie thérapeutique spécifique de chaque patient.

Un médecin peut, hélas, aujourd’hui terminer ses études de médecine sans avoir même entendu le terme de « psychopathologie » sauf s’il se destine à la psychiatrie ou à la pédopsychiatrie … et encore, je n’en suis pas absolument certain !

La psychopathologie continue certes à être enseignée dans les facultés de psychologie, mais il importe tout de même de souligner que ce concept de psychopathologie est aujourd’hui en grand danger, comme s’il était définitivement obsolète et à ranger, sans hésitation aucune, au rayon des accessoires démodés.

Ceci est plus que regrettable car, à bien y réfléchir, le concept de psychopathologie demeure d’une modernité épistémologique impressionnante.

La psychopathologie n’est pas seulement psychanalytique même si c’est celle-ci qui est la plus ancienne et la plus approfondie à l’heure actuelle.

Il existe également, on le sait désormais, une psychopathologie attachementiste, une psychopathologie cognitive, une psychopathologie systémique, une psychopathologie développementale, une psychopathologie existentielle et même d’une psychopathologie transculturelle (M.R. Moro), d’où la nécessité d’un véritable plaidoyer pour parler des psychopathologies au pluriel et non pas de la psychopathologie au singulier.

En 2014, G. Stanghellini, R. Matthew et B.R. Broome, éditorialistes du British Journal of Psychiatry[8] - ce qui n’est pas rien ! – prenaient clairement position en affirmant que la psychopathologie devrait constituer « le cœur de la psychiatrie et que son enseignement devrait être un passage obligé de la formation des professionnels de la santé mentale ainsi qu’un « élément-clef » partagé par les cliniciens et les chercheurs dans ce domaine.

  1.  Objectifs identitaires du transmetteur et du récepteur
  2.  Du côté du transmetteur

Se sentir en position de transmettre renforce, me semble-t-il, notre identité individuelle et éventuellement associative mais il s’agit, bien sûr, de ne pas se mettre à ce sujet dans une position de pouvoir

  1.  Du côté du récepteur

Il y a pour celui-ci le fait de se sentir enrichi par la transmission mais il y aussi un gain narcissique de se sentir perçu comme digne de la transmission.

Comme le dit Alexandre Jardin[9] : « Sans doute sommes-nous constitués de nos admirations plus que de nos gènes ».

Reste enfin à évoquer le fait que la transmission se joue toujours à double sens

Le processus de la transmission met en effet en jeu une relation certes dissymétrique mais tout de même mutuelle.

Je n’évoquerai ici que trois pistes de réflexion.

  1.  Les travaux sur l’attachement et l’intergénérationnel nous ont montré que si les adultes transmettent bien entendu un certain nombre de matériaux psychiques à leurs enfants, le bébé de son côté transmet également aux adultes des matériaux susceptibles de modifier leurs schémas d’attachement comme l’ont bien montré, par exemple, les travaux de Peter Fonagy[10].
  2.  Toute l’œuvre de W.R. Bion est en fait consacrée à la dynamique du détour par l’autre qui rend compte des projections par le bébé de ses éléments bêta dans la tête de l’adulte.

On sait que dans cette théorisation, l’adulte prête au bébé son « appareil à penser les pensées impensables » du bébé pour les transformer grâce à sa « capacité de rêverie », grâce à sa fonction alpha et on est donc bien là dans le cadre d’une transmission à double sens.

  1.  Dans le cadre de la supervision enfin, Judith Dupont[11] propose aussi une transmission bidirectionnelle dans la mesure où, pour elle, ce que l’on transmet dépend en partie des singularités de celui qui le reçoit.

D’où la phrase célèbre et souvent citée de Goethe : Ce que tu as hérité de tes pères, conquiers-le.

Conclusions

Au terme de ces quelques lignes, on sent bien que la mission de transmettre n’est pas seulement individuelle mais qu’elle est aussi groupale et notamment associative.

Elle est en particulier institutionnelle et je remercie ici très sincèrement notre direction générale ainsi que toute l’équipe du siège de notre association pour la qualité de leur action qui permet à nos établissements, contre vents et marées, de continuer à travailler dans une perspective humaine et humaniste, ce qui est loin d’être le cas partout[12].

Finalement, on peut dire que si la psychothérapie institutionnelle vise à prendre soin des équipes pour leur permettre d’être elles-mêmes bien soignantes, elle vise aussi à les rendre transmettrices.

D’où une action qui se déploie de génération en génération et qui fait penser à ce que S. Lebovici soulignait souvent : les parents transmettent la vie tandis que les grands-parents peuvent vérifier qu’ils n’ont pas seulement transmis la vie mais aussi, et peut-être surtout, la capacité de transmettre.

Je vous souhaite, je nous souhaite, à toutes et à tous une très belle journée associative.


[1] P. Michard et coll., La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy : enfant, dette et don en thérapie familiale, Éditions De Boeck/Supérieur, Bruxelles, 2017

[2] Cl. Girard, Rapport au 43ème CPLF (SPP), Paris, 1983

[3] N. Abraham et M. Torok, L’écorce et le noyau, Aubier-Montaigne, Paris, 1978

[4] S. Tisseron, Tintin chez le psychanalyste, Aubier-Archimbaud, Paris, 1985

[5] J. Cournut, D’un reste qui fait lien, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1983, 28, 129-149

[6] H. Faimberg, A l’écoute du télescopage des générations, Topique, 1988, 42, 223-238

[7] E. Bick, Notes on infant observation in psychoanalytic training, Int. J. Psychoanal., 1964, 45, 558-566. Traduction française par D. Alcorn : Remarques sur l'observation des bébés dans la formation des analystes, Journal de la psychanalyse de l'enfant, 1992, 12 (L'observation des bébés), 14-35

[8] C. Stanghellini, R. Matthew et R. Broome, Psychopathology as the basic science of psychiatry, Br. J. Psychiatry, 2014, 205, 169-170

[9] A. Jardin, Des gens très bien, Grasset, Paris, 2010, page 218

[10] P. Fonagy (2001), Théorie de l’attachement et psychanalyse, Érès, Coll. « La vie de l’enfant », Ramonville Saint-Agne, 2004

[11] J. Dupont, Transmettre, le Coq-Héron, 2023/4, n°255, 46-48

[12] Les cahiers de l’enfance et de l’adolescence, Juin 2023, n°9 (Les institutions en quête de sens)

Bernard Golse, le 22 mars 2024, pour l'association Cerep-Phymentin