Pour se plonger dans le monde de l’intuition, il ne faut pas avoir trop de certitudes, ni besoin de preuves concrètes et irréfutables.
Il faut savoir suivre le fil sans chercher la pelote, bref accepter de tâtonner, d’avancer sur un chemin mal dessiné et plein de broussailles, en attendant de déboucher sur une clairière, une place nette et un trou de lumière.
Intuitivement, je n’aurais jamais imaginé tomber sur une information incroyable mais vraie : il existe une école qui propose de développer son intuition et voici l’argumentation publicitaire : « Loin d’être des cadeaux tombés du ciel, les moments intuitifs peuvent être provoqués à volonté, sur des questionnements personnels ou professionnels.
Pour cela, il existe un ensemble de règles de fonctionnement à connaître et à mettre en œuvre pour tirer parti de cette capacité intuitive et ainsi développer son intuition.
Nous nous sommes donnés comme mission de vous accompagner dans la découverte et l’apprentissage du processus intuitif. Pour que vous en fassiez un outil au quotidien ».
C’était donc une conviction erronée de penser que l’intuition était un phénomène libre, imprévisible qu’on ne pourrait dompter, entraîner, enseigner aisément.
Cette école de l’intuition, iRis, utilise une méthode qui était initialement un outil de formation pour les agents du renseignement américains.
Grâce à 6 phases successives, vous pouvez développer votre intuition de manière structurée, puis la mettre en œuvre dans des domaines aussi divers que l’industrie, la banque, la finance, l’archéologie, l’histoire, l’énergie, le judiciaire, le management et même les arts.
Si la formation à l’intuition concerne autant de champs de connaissances, c’est qu’elle constitue une « aide à la décision en situations d’incertitude ou d’urgence », un soutien à la créativité et l’innovation.
Le fondateur de cette école, Alexis Champion, est chercheur en informatique et intelligence artificielle, il s’intéresse à l’utilisation coopérative du raisonnement et de l’intuition, aux recherches sur les perceptions et la conscience, aux différences et collaborations entre l’homme et la machine.
Il est aussi chargé de cours sur l’intuition au sein du Diplôme Universitaire de l’université Paris 8, « Transes et états modifiés de conscience ». Son école iRis promet, au moyen de l’intuition entraînée, une progression aussi bien personnelle que financière, comme le laisse entendre l’intitulé d’un des modules : « Intuitez et pariez » ! Pensez-vous que la française des jeux ferait faillite si tous les joueurs de PMU ou de casino bénéficiaient de cette formation ?!
Cela fait trop d’informations surprenantes, cela me donne envie de revenir aux philosophes d’avant l’intelligence artificielle…
Pour Platon (-428-348), l’intuition correspond à la saisie immédiate de la vérité d’une idée par l’âme, sans passer ni par le corps, ni par l’expérience sensible, ni par le raisonnement discursif : c’est comme une illumination intellectuelle qui éclaire la pensée.
Ainsi l’intuition est une activité propre à l’âme lui permettant de contempler directement, et sans l’intermédiaire du corps, les vérités éternelles et universelles des idées, ce qui constitue le sommet de la connaissance philosophique.
L’intuition chez Platon ne dépend pas de l’accumulation de connaissances, mais d’un rapport direct de l’âme aux Idées, conçu comme une réminiscence de vérités qu’elle a déjà contemplées avant l’incarnation.
L’âme y parvient grâce à une conversion, un renversement de son regard, soutenu par les sciences et la dialectique qui servent d’échelons vers cette saisie intuitive.
A partir de ce socle philosophique, essayons de deviner ce que Platon penserait d’une école de l’intuition telle qu’iRis ?
J’imagine facilement qu’il serait curieux et intéressé, car il serait d’accord pour ne pas réduire la connaissance à l’intellect discursif, pour équilibrer intuition et activité intellectuelle et pour mettre en valeur l’expérience intérieure et la transformation de soi.
Rappelons cependant qu’iRis conçoit l’intuition comme un « outil » mobilisable pour la prise de décisions, la prévision d’événements (voire les paris financiers), en s’appuyant sur des protocoles structurés et des résultats quantifiés.
Cette instrumentalisation de l’intuition au service d’objectifs pratiques et sensibles (gagner, prévoir, optimiser) représenterait pour Platon un risque de réduction de l’intuition au stade de l’opinion c’est-à- dire un mode de pensée très éloignée de la contemplation désintéressée du Vrai et du Bien.
Par ailleurs, iRis revendique des méthodes rigoureuses et avec un soubassement scientifique et, si Platon pouvait apprécier la volonté de méthode, il aurait des doutes concernant l’idée qu’une science empirique qui traite habituellement d’informations factuelles situées dans l’espace et le temps, puisse légitimer une véritable intuition qui ne visent que les Idées éternelles.
Et je pourrais conclure en imaginant les propos de Platon : mieux vaut une éducation qui ouvre l’âme au développement de l’intuition que pas d’éducation de l’intuition du tout, en particulier dans un monde organisé par la technique, le calcul et la rentabilité.
Cependant, ne faudrait-il pas se méfier un peu d’une école qui utilise un vocabulaire spirituel mais avec des objectifs liés à la performance, à des résultats sensibles et concrets, et qui détourne par conséquent l’intuition de la conversion possible de l’âme vers le Bien en soi ?!
Allons voir du côté d’un philosophe moins antique que Platon mais moins futuriste que le fondateur de l’école iRis.
Chez Bergson (1859-1941), l’intuition occupe une place centrale : elle n’est pas qu’un simple « flair » psychologique mais la méthode même de la philosophie et la principale voie d’accès au réel dans sa profondeur.
Elle s’oppose à l’intelligence abstraite et analytique, nécessaire pour l’action et la science, mais fondamentalement inadéquate pour saisir des concepts aussi informes que la vie, la durée et l’esprit. « Intuitionner », c’est entrer par sympathie dans l’intérieur d’un objet ou d’une réalité pour coïncider avec ce qu’elle a d’unique et d’indivisible, au lieu de la découper en éléments mesurables. Ce que Bergson décrit sous la notion d’intuition, c’est ce moment où le sujet, qui se retourne vers sa propre conscience en train de se vivre, saisit la fluidité de ses états, leur interpénétration, cette « expérience pure » que les schémas intellectuels auraient tendance à figer.
Ainsi sa philosophie consiste à partir d’une intuition simple mais très exigeante et à en tirer progressivement un système conceptuel tout en restant fidèle à cette source intuitive.
Mais alors que penserait Bergson de l’école iRis ? Il serait sans doute ravi de cette tentative pour réhabiliter une faculté délaissée, cette intention sympathique de sortir d’un modèle entièrement dominé par les processus intellectuels pour redonner une place essentielle à l’expérience personnelle et intérieure.
Il serait favorable à une pédagogie qui apprend à désapprendre certaines pensées intellectuelles et automatiques. Mais, comme Platon, il serait critique à l’égard des objectifs utiles, il ne serait pas d’accord pour considérer l’intuition comme une capacité mesurable et entraînable, au service de la décision, de la stratégie, de la réussite personnelle…
Pour Bergson, l’intuition philosophique est avant tout un effort de sympathie par lequel un sujet entre dans la durée d’une réalité pour coïncider avec son mouvement singulier. Il s’agit d’accéder à une connaissance plus vraie du temps, de la conscience et de la vie, pour transformer le rapport au réel et à la liberté créatrice.
Le point commun entre Platon et Bergson, c’est que la validité de l’intuition s’éprouve.
Chez Platon, l’intuition est validée par la clarté intérieure qu’elle produit, la cohérence avec le réel intelligible et la capacité qui advient alors de pouvoir unifier le savoir.
Chez Bergson, l’intuition est confirmée par la capacité de la saisie immédiate, de faire coïncider la conscience avec la durée vécue, l’élan vital et la réalité intérieure fluide.
Les intuitions se valident par les effets de cohérence et de compréhension profonde qui se produisent à l’intérieur du sujet. C’est la même satisfaction que de tirer sur le fil et de voir débouler la pelote.
Et l’intuition des soignants dans tout cela ?
Elle est un ingrédient incontournable de la compréhension des troubles psychiques et de l’interprétation en psychanalyse. Mais elle n’est ni l’intuition de Platon (elle passe par les éprouvés sensoriels) ni celle de Bergson (elle comporte une dimension analytique).
Comme elle touche à un matériau insaisissable (la psyché) et à des éléments invérifiables (la vérité reconstruite du sujet), le seul moyen de savoir si elle est juste, c’est de sentir qu’elle tombe juste précisément, à savoir qu’elle est reconnue utile et source de transformation par le psychisme du patient.
L’école de formation se nomme iRis car le mot intuition vient du latin et signifie la vue, le regard, et plus précisément le mouvement qui conduit à regarder attentivement à l’intérieur de soi.
Dans le cadre du soin psychique, l’intuition pousse le soignant et le patient sur un chemin broussailleux pour qu’ils cherchent ensemble le puits de lumière où ils se sentiront habités par la compréhension et la cohérence.