Dans cette tendance, voici les nouvelles lignes directrices que donne l’OMS, le message qu’elle adresse aux enfants pour bien grandir : « Plus d’activité physique, moins d’activités sédentaires et un sommeil de bonne qualité permettront aux plus petits d’améliorer leur santé physique et mentale et leur bien-être, et contribueront à éviter l’obésité au cours de l’enfance et les maladies qui lui sont associées par la suite ».
On est bien loin de Freud pour qui le sommeil est avant tout l’occasion du rêve !
J’accepte de me saisir du sujet, mais j’aimerais éviter l’écueil de conditionner trop rapidement la santé mentale à la santé physique, car le « bon sens » aurait « bon dos » s’il finissait par devenir un outil pour simplifier les discussions et les élaborations théorico-cliniques en psychiatrie.
Pour commencer, le sommeil a un dieu.
C’est une bonne nouvelle, car en général les dieux grecs sont beaux et athlétiques, cela pourrait rendre le besoin de dormir attractif à tous ceux qui pensent que c’est une perte de temps !
Dans la mythologie, Hypnos est donc chargé de répandre le sommeil sur toute les créatures vivantes, il porte des ailes attachées à ses tempes ou ses épaules car son vol est silencieux comme celui des oiseaux de nuit. Hypnos a un jumeau, Thanatos, c’est-à-dire le Trépas : lui aussi apporte le sommeil, mais celui dont on ne se réveille pas.
Les mortels aiment considérer Hypnos comme le plus doux et paisible des dieux parce qu’il vient les soulager en leur permettant d’oublier leurs peines : il répare les corps et les esprits fatigués des travaux du jour en renouvelant les forces pour le lendemain.
Parmi les nombreux enfants du dieu du sommeil, trois se distinguent : Phobétor, celui qui épouvante, il est l’esprit des cauchemars et prend souvent la forme animale. On pourrait dire qu’il incarne le monstre sous le lit.
Phantasos, celui qui produit les images fantastiques, il se change en pierre, en onde, en arbre, il occupe tous les objets qui sont privés de vie. C’est donc lui qui fabrique les décors des rêves. Enfin Morphée, qui est capable de prendre n’importe quelle forme humaine, il est par conséquent responsable du casting des personnages.
J’adore les mythes, ces récits qui personnifient toutes les représentations et les concepts.
Chaque personnage incarne un élément de la pensée. On voit bien comment, par le choix des jumeaux Hypnos et Thanatos qui pourraient se confondre ou prendre la place l’un de l’autre, le mythe met en forme les associations possibles et souligne d’emblée la proximité entre le repos et la mort.
De fait, pour de nombreux petits patients, le sommeil parce qu’il ressemble la mort fait très peur. Je me souviens des effets, quand je suis adolescente, de la chute du poème d’Arthur Rimbaud, « Le dormeur du val » : « Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit ».
Le sommeil est une donnée physiologique fondamentale dès le début de la vie, c’est une fonction qui assure la survie et la santé, au même titre que l’alimentation.
Nous passons près d’un tiers de notre vie assoupi et le sommeil est essentiel pour de nombreuses fonctions, comme la mémoire et l’apprentissage, le métabolisme, l’immunité, la longévité.
Pourtant, le sommeil ne se commande pas aussi facilement que manger ou se mettre en mouvement. Dormir, s’endormir, ne se décrète pas volontairement.
Ainsi, le sommeil s’abat sur les jeunes enfants qui ne le souhaitent pas et que l’on voit lutter avec force contre cet état de passivité. Les paupières sont lourdes, ils titubent sur leurs petites jambes, mais ils essaient de puiser ce qu’il reste dans leur réservoir de vitalité pour écarquiller les yeux et faire quelques acrobaties de plus. Que de berceuses écrites et chantées pour faciliter le passage…
Au contraire, le sommeil échappe à l’adulte anxieux, agité, assailli par ses ruminations, qui tente de construire psychiquement des digues pour repousser des vagues immenses, celles des soucis du jour et du lendemain. L’assoupissement tant désiré peut rester insaisissable pendant des heures, malgré les efforts, le renfort de la méditation, de la tisane « nuit calme » ou « nuit profonde » …
Le sommeil occupe donc une place différente tout au long du développement : il y a le sommeil qui favorise la maturation des tout petits, le sommeil refuge des adolescents, le sommeil angoissé des trentenaires, le sommeil discontinu des quarantenaires, le sommeil trop léger des cinquantenaires, le sommeil terrassant des personnes âgées.
Le sommeil peut-être un abri pour les personnes déprimées tandis qu’il devient un mirage pour les personnes angoissées. Pour s’endormir, il faut accepter de se séparer de la réalité, de flotter hors du temps, de laisser la raison de côté au profit du monde imaginaire et des pensée inconscientes.
Cela nécessite de ne pas avoir trop peur d’abandonner un temps ces repères. Pour Freud, le rêve est le gardien du sommeil car il offre à l’inconscient la possibilité d’exprimer ses désirs pendant que le Moi se repose sans avoir à exercer la censure, ni assurer la tranquillité du sujet.
Le rêve a pour fonction de permettre la poursuite du sommeil. Pour Bion, le rêve permet de digérer les matériaux psychiques par leur symbolisation, digérer « les faits », en tirer des informations et ainsi apprendre par l’expérience. Le sommeil est donc à la fois le repos du corps et le travail de la psyché.
Le sommeil peut aussi intervenir dans notre vie quotidienne comme un mécanisme de défense : celui du patient qui s’endort en séance pour éviter certaines évocations, celui du psy dont l’appareil psychique est neutralisé par l’agressivité du patient et son désir de contrôle.
En périnatalité par exemple, on voit souvent les bébés s’endormir profondément au début de la consultation comme pour se protéger de la dépression maternelle qui va se déployer une fois que les mères se sentent suffisamment contenues par le cadre thérapeutique pour exprimer pleinement leur détresse.
Je me souviens aussi d’un jeune garçon, grand et solide pour son âge, qui s’endort profondément sur le divan quand sa mère commence à évoquer le parcours d’immigration et de traumatismes qui a été le sien avant la grossesse et la naissance de cet enfant.
Le déracinement et l’isolement renforcent la dépression maternelle dont l’enfant se défend en se repliant dans un sommeil proche de la léthargie. Je pense enfin à cet adolescent qui traverse manifestement des turbulences dans la construction de son identité de genre et de ses choix amoureux, mais qui refuse farouchement d’explorer cette piste de réflexion pendant ses séances de psychothérapie.
Sans un mot, il fait tout ce qu’il peut pour m’empêcher de penser et son hostilité associée à son désir de me contrôler me plonge régulièrement dans une forme d’engourdissement que je dois combattre.
On tombe de sommeil, on s’écroule, on succombe, on le cherche, on l’appelle, on le fuit, on veut le retenir, en voilà un dieu avec de nombreux visages !
Si l’on met de côté la mythologie enchanteresse pour revenir à notre sombre mais réelle actualité : oui bien sûr, le sommeil est bon pour la santé physique comme mentale, il régénère le corps, repulpe la peau, ressource l’âme, mais les troubles psychiques sont des constructions complexes, dont certains éléments restent énigmatiques, et qui nécessitent des soins qui tiennent compte de cette intrication.
Essayons d’échapper aux simplifications, aux précipitations, aux rationalisations, à tout ce qui fabrique des solutions « prêt-à-penser ». Restons vigilants, ne nous laissons pas… endormir.
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