Une étude de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESP) s'est intéressée au parcours des jeunes découvrant le handicap psychique. Un parcours labyrinthe entre l'absence de consensus sur les diagnostics, la faiblesse des moyens de la pédopsychiatrie et de l'implication médico-sociale...
La variabilité de la manifestation des troubles et de leurs conséquences d’une personne à une autre, la conscience des troubles comme maladie, les ressources mobilisables pour compenser ou négocier leurs effets sur la vie sociale, fluctuent d’un individu à l’autre. Comme l’écrit Florence Weber, cette singularité invite le chercheur à s’intéresser à la subjectivité de l’individu, aux liens entre les caractéristiques individuelles et l’environnement immédiat de la personne, pour saisir le mécanisme par lequel les troubles deviennent handicap.
« Les troubles psychiques touchent la personne dans sa subjectivité et sa conscience, ce qui peut entraîner de sa part un déni des difficultés et une non-demande d’aide. Ils peuvent être très variables chez une même personne, pouvant aller jusqu’à l’invisibilité à certains moments. Enfin les signes cliniques de la maladie, tout en devant être pris en compte, ne sont pas des variables pertinentes pour la description des difficultés de la vie quotidienne, leur intensité n’étant pas prédictive de la gravité de ses éventuelles répercussions. » (Weber et al., 2012, p. 240).
La situation des grands adolescents et jeunes adultes souffrant de troubles psychiques est particulièrement intéressante à cet égard. Les spécificités des formes et des conséquences individuelles de l’apparition des troubles à cet âge de la vie ne peuvent être comprises qu’en relation avec les valeurs et les normes sociales qui guident les transitions vers l’âge adulte. En effet, en dehors des troubles psychiques ou cognitifs qui concernent les jeunes enfants et qui sont détectés précocement, un grand nombre de signes cliniques relevant du handicap psychique apparaissent à l’adolescence ou au moment du passage à l’âge adulte, période à la fois critique et fortement évolutive. Dès lors, la variabilité des manifestations des troubles, associée à leur émergence à l’adolescence laissent le champ libre à une pluralité d’interprétations, qu’elles soient médicales ou non, quant à la nature ou à l’origine des troubles. Les limitations de participation sociale engendrées par les troubles ne seront pas forcément reconnues comme un handicap, elles pourront être entendues comme la conséquence des difficultés passagères de l’adolescence, d’une situation sociale ou familiale difficile. Ce n’est qu’au fil du temps et de la persistance des troubles et des difficultés qu’ils génèrent que la maladie sera envisagée comme source de handicap.
Cette transition du cycle de vie cumule une série d’obstacles supplémentaires en termes de diagnostic[1]. En effet, il est difficile de poser un diagnostic psychiatrique sans prendre le risque d’étiqueter le jeune et de l’enfermer ainsi dans une identité de malade mental. Cet aspect incertain ou faiblement codifié, du fait de l’émergence de signes cliniques dont on ne connaît pas l’évolution, rend le handicap psychique relativement invisible, silencieux ; « le handicap de tous les malentendus » pour reprendre l’expression de Bertrand Escaig, Vice-Président de l’Unafam (Escaig, 2009). Pourtant, malgré son invisibilité relative, la question du handicap psychique chez les jeunes est perçue comme un enjeu majeur pour nombre de professionnels et de familles, en particulier en termes de prévention (pour un bilan, voir Jourdain-Menninger et Strohl-Maffesoli, 2004). L’INSERM évaluait ainsi en 2003 que, sur les 4 millions de jeunes entre 15 et 19 ans, près d’un sur huit souffrait de trouble mental, dont 200 000 jeunes victimes de troubles anxieux et 130 000 de dépression, auxquels s’ajoutent près de 130 000 autres troubles comme l’hyperactivité, les TOC, la schizophrénie et troubles bipolaires, l’autisme, la boulimie et l’anorexie. Ces jeunes représentent près de 40% de l’ensemble des personnes souffrant de handicap psychique d’après l’OMS qui estime cette population à environ 3% de la population en France. Si l’on ajoute les jeunes adultes de 19 à 25 ans à cette population, on mesure l’importance du phénomène.
Compte tenu de ces éléments, nous avons choisi d’étudier finement des trajectoires de jeunes confrontés à des manifestations qui relèvent du handicap psychique. Interroger l’effet de l’apparition des troubles psychiques en termes de limitation de la possibilité de participation à la vie sociale consiste notamment à évaluer les effets de l’apparition des troubles au moment du passage à l’âge adulte (Parron, 2011), c’est-à-dire à l’âge « du placement social » (Van de Velde, 2008), de la socialisation au rôle d’adulte, dont les moteurs principaux semblent être l’autonomisation et la responsabilisation. Interroger le handicap psychique dans sa dimension culturelle conduit à se questionner sur le poids de la norme sur les trajectoires des individus concernés.
Les conséquences des troubles psychiques chez les jeunes en âge scolaire ont été peu étudiées. De nombreux travaux sur la déscolarisation mettent en évidence le poids de l’environnement de vie et des configurations sociales et familiales sur les ruptures scolaires (Thin et Millet, 2005 ; Glasman et Oeuvrard, 2011). Cependant, les limitations de la participation à la scolarité entraînés par les troubles psychiques ne semblent pas étudiées en tant que telles, ni comme un facteur envisagé de rupture scolaire. Pourtant, les conséquences sur les transitions des jeunes vers l’âge adulte sont tout aussi importantes, l’apparition de la maladie venant modifier durablement les parcours de scolarité et d’insertion (Parron, 2011 ; Ebersold, 2005 et 2012). Dans un travail sur les dispositifs atypiques de scolarisation des « jeunes en difficultés », François Sicot met en évidence l’apparition de « toute une zone grise de déscolarisation à bas bruit ou de mal-scolarisation, de scolarisations dénuées de sens, qui ne font pas l’objet de grandes déclarations publiques ni de politiques publiques spécifiques. Elles relèvent de la difficile articulation entre logiques institutionnelles, d’une part et, d’autre part, de l’écart toujours possible entre évaluations familiales et professionnelles des difficultés des élèves comme de la définition du ‘bien de l’enfant’ » (Sicot, 2011, p. 164).
Les troubles psychiques produisent une rupture dans les trajectoires scolaires, et plus largement d’intégration. Pour des jeunes chez qui ils apparaissent brutalement (qui n’ont jamais connu de prise en charge en institution) et leurs familles, les aspirations sociales sont brutalement bloquées et doivent être reconsidérées. Cela peut-être vécu comme un déclassement par rapport aux projets d’avenir, mais également plus largement comme une remise en cause brutale de l’inscription dans un parcours d’intégration balisé par l’investissement scolaire en vue d’une position professionnelle, et donc sociale, valorisée, et d’un emploi stable permettant l’indépendance financière. Les conséquences des troubles psychiques dans les transitions à l’âge adulte peuvent ainsi être interrogées du point de vue sociologique, et mises en perspective avec les trajectoires attendues pour la jeunesse dans un pays où l’injonction à l’autonomie est forte - dans le cadre des politiques de jeunesse, mais également du handicap[2].
Quelle place la norme de l’autonomie et de l’indépendance (Parron et Sicot, 2009) prennent-elles alors pour les jeunes souffrants de ces troubles ? Quelles sont les conséquences de la norme d’intégration sur les prises en charge (diagnostics, définitions des objectifs des dispositifs, mais aussi représentations des professionnels sur ce qui doit advenir pour ces jeunes, sur le rôle de la famille dans la prise d’indépendance, sur la place de la scolarité et du projet professionnel, etc.) ?
Dans ce contexte, nous avons choisi de délimiter notre objet de recherche à la prise en charge en France, et plus spécifiquement en Bretagne, des maladies psychiques et de leurs conséquences en terme de handicap, chez les grands adolescents et les jeunes adultes (16-25 ans), période charnière de la vie, tout en prenant en compte le caractère spécifique de cette classe d’âge possédant de fortes potentialités d’évolution. C’est l'articulation des dispositifs spécifiques de la psychiatrie infanto-juvénile et adulte, des dispositifs médico-sociaux et de l’intégration scolaire, avec la prise en charge quotidienne par les familles qui a été l’objet de notre attention, tant au niveau des interactions concrètes que de l’interprétation de la nature des troubles. Ces éléments de compréhension constituent des supports à la réflexion sur la prévention des troubles psychiques sévères et l’amélioration de l’articulation entre les différentes prises en charges institutionnelles (y compris entre le sanitaire et le médico-social) et les familles des personnes malades et/ou handicapés.
Des jeunes souffrant de troubles qualifiés de psychiques
Une confusion sémantique à clarifier
En préambule, il faut noter que les termes pour parler des troubles psychiques peuvent semer la confusion dans la compréhension de notre objet d’étude. En effet, la psychiatrie parlait de “maladie mentale”, là où on parle maintenant de “troubles psychiques” dans un contexte de promotion de la santé mentale et de réduction de la souffrance sociale. Les termes de « handicap mental » et de « handicap d'origine psychique » peuvent prêter à confusion. A l’origine de cette évolution des catégories médicales et institutionnelles, ces “batailles de mots” sont le support de luttes mobilisant les familles, les professionnels, les malades et les personnes en situation de handicap, usagers des secteurs sanitaire et médicosocial (Weber, 2016).
Anne M. Lovell (2010) souligne la confusion supplémentaire introduite par la promotion récente des politiques de santé mentale. Concourent à ce flou sémantique le fait que la santé mentale désigne à la fois les pratiques institutionnelles et les caractéristiques individuelles, qu’elle rompe avec la visée réparatrice de la psychiatrie tout en s’y confondant au niveau des prises en charge désignées de santé mentale, qu’elle identifie une sorte de “capital de santé normatif” dans une optique de prévention, qui utilise notamment la notion de « souffrance psychique », ou encore que la santé publique confonde souvent les caractéristiques de la santé mentale avec celles des troubles mentaux.
Notre projet s’intéresse bien aux “troubles psychiques” c’est-à-dire à des troubles qui sont identifiés comme relevant du soin psychique (là où la santé mentale comprend les troubles psychiques mais également la souffrance sociale, qui peut aussi être qualifiée de souffrance psychologique d’origine sociale, qui ne nécessite pas de soin en psychiatrie, mais une attention soutenue et une prise en charge afin qu’elle ne devienne pas pathologique) (Lovell, 2010).
Une sociologie de la maladie psychique
L’analyse que nous proposons relève d’une sociologie de la maladie psychique permettant “d’éclairer ces questions en apportant des éléments d’observation sur le fonctionnement du trouble psychique envisagé comme phénomène social, ainsi que sur les processus de prise en charge saisis dans leurs dimensions relationnelle, organisationnelle, professionnelle et politique” (Demailly, 2011, p.3).
La maladie mentale a toujours eu un statut ambigu. Il s’agit d’une perturbation comportementale qui agit sur les relations sociales. De ce fait, elle est autant un problème scientifique qu’un problème social. Les sciences sociales l’ont considérée au même titre que les autres formes de déviances sociales (alcoolisme, délinquance juvénile, suicide, chômage, dépendance chronique) (Dorvil, 1990; Sicot, 2001).
En nous plaçant dans cette perspective, il ne s’agit pas pour nous de commenter la psychopathologie et les catégories médicales ou de statuer sur la nature des troubles qui touchent les jeunes que nous avons rencontrés ou dont on nous a parlé.
“L’approche sociologique ne doit pas être pensée comme exclusive d’autres disciplines : elle ne signifie pas en effet que le trouble mental ne puisse avoir des causes biologiques (neurologiques, infectieuses, biochimiques, génétiques…) ou psychologiques (psychodynamiques, c’est-à-dire liées au passé de la personne et à sa structure psychique, ou événementielles, conjoncturelles, tels les séparations, les deuils, les harcèlements, les traumatismes…). L’approche sociologique affirme simplement que, comme tout phénomène humain, le trouble mental peut en même temps être saisi sous ses dimensions socioculturelle, socioéconomique et sociopolitique, concernant sa genèse ou le traitement que lui réserve la société. Elle considère que ce point de vue spécifique est utile à la compréhension des phénomènes et à l’action collective les concernant” (Demailly, 2011, p. 4).
Ce positionnement nous amène à nous intéresser à la subjectivité de l’individu qui expérimente les troubles et à la manière dont elle interagit avec l’objectivité des discours psychiatriques, ou de tout autre savoir s’exprimant sur la nature des troubles, leur origine et leurs conséquences. C’est l’expérience sociale de la maladie mentale (Velpry, 2008) qui nous préoccupe, en tant que processus dynamique qui se nourrit de l’expérience subjective de la maladie (expérience du malade, mais aussi de son entourage : famille, proches, professionnels en contact régulier) et des discours objectifs qui peuvent être produits par des savoirs légitimes sur la maladie et les troubles (discours médical et psychiatrique, mais aussi, dans un contexte de diffusion du savoir psychiatrique dans la société, de certaines institutions comme l’école, ou de groupes mobilisés pour la détention du savoir, comme des associations de malades ou de familles de malades). « Parler d’expérience équivaut à décrire la maladie mentale comme un système de relations où la maladie est partagée de manière asymétrique entre tous les acteurs » (Ehrenberg, dans Velpry, 2008, p. 14).
Par ailleurs, la relation avec autrui constitue la cause principale du problème de santé mentale et différencie la maladie mentale de la maladie physique (Dorvil, 1990). La parole du malade psychique est de ce fait souvent considérée comme suspecte et non reconnue par la médecine qui caractérise notamment la maladie psychique par le déni de celle-ci par le patient, déni qui explique sa réticence à se faire soigner. Dans ce cadre, le sociologue doit passer outre le discours psychiatrique qui se veut un filtre des paroles et des comportements du patient pour le considérer comme un sujet sociologique dont les paroles sont rationnelles au regard de la façon dont il expérimente sa maladie.
Un travail sur le processus de production du handicap psychique
Dans le cadre d’une réflexion sur les limitations de la participation à la vie sociale liées à un handicap d’origine psychique (loi 2005), nous nous intéressons à des troubles qui sont rarement reconnus comme source de handicap à cet âge. Plus précisément, nous avons choisi de travailler sur des troubles qui limitent durablement la participation à la vie sociale des personnes concernées (pour reprendre les termes de la loi de 2005), et qui génèrent de ce fait une situation de handicap, qu’elle soit reconnue ou non institutionnellement. Ce positionnement est particulièrement utile dans le cas du handicap d’origine psychique, puisque la reconnaissance institutionnelle de handicap vient souvent au terme d’un long parcours en psychiatrie. Travailler sur le handicap reconnu institutionnellement aurait largement écarté la population jeune de l’analyse.
Ce qui nous intéresse c’est de comprendre ce qui est dit des troubles, quels acteurs s’expriment à ce sujet et comment ce qui en a été dit oriente les parcours des jeunes dans une phase de transition. Nous émettons l’hypothèse que le diagnostic qui est posé sur les troubles oriente durablement la suite des parcours et notamment que le premier guichet d’entrée fixera l'éventail des possibilités quant à la suite des prises en charge.
Le diagnostic posé sur les troubles prend une place importante dans l’orientation des parcours, car il intervient à un moment de « crise biographique », où un événement qui n’a pas été anticipé oblige à redéfinir les enjeux moteurs du parcours de vie et les orientations de la trajectoire, donnant ainsi potentiellement lieu à une « bifurcation »[3] (Bidart, 2006). Nous cherchons alors à saisir les dimensions et les logiques qui donneront une nouvelle orientation aux parcours de vie suite à la survenue d’un événement inattendu et imprévisible, qui déstabilise à la fois la vie quotidienne et les projets d’avenir.
Des troubles dans une phase de transition : le devenir adulte
Pour comprendre les enjeux de cette recomposition des possibles, il faut les rapporter aux enjeux contemporains qui façonnent les parcours vers l’âge adulte. En effet,
“Ce n’est qu’en ramenant la maladie aux mondes moraux dans lesquels elle est encastrée et en cherchant à comprendre les multiples enjeux (personnels, sociaux, économiques, familiaux) mais aussi les valeurs et les symboles à l’œuvre qu’on arrive à mieux restituer l’expérience de la maladie” (Lovell, 2003, p. 119).
On peut ainsi se demander ce que signifie être jeune et atteint de troubles psychiques à un âge social concentrant des enjeux forts de placement social, régis par des normes et des valeurs articulées autour de l’autonomie, de la responsabilisation et de la prise d’indépendance financière, affective et résidentielle (Galland, 2007).
Dans nos sociétés, l’intégration sociale relève de la responsabilité de l’individu qui doit gérer, dans un cadre socialement et culturellement normé, la singularité de son parcours. En France, la pression à l’investissement scolaire dans une logique de « placement social » (Van de Velde, 2008) est très forte. Plus qu’ailleurs en Europe, la jeunesse y est vécue comme un moment crucial au sein duquel se scellent les trajectoires futures des individus, et cette phase est dominée par la pression à prendre rapidement place au sein d’une hiérarchie prédéfinie, déterminée par le diplôme et le premier emploi (Van de Velde, 2008). La jeunesse concentre ainsi les exigences de performance et de réussite, associées à l’injonction à être soi, à se construire une identité à travers tous les possibles, propres à l’individu contemporain (Ehrenberg, 2000), impératifs avivés par le sentiment d’une absence de droit à l’erreur.
Le fait que les troubles apparaissent à un moment de transition biographique nous amène à considérer leur gestion comme une épreuve, entendue comme un défi historique, socialement produit et inégalement distribué, à la fois spécifique à cette phase de transition, mais également représentatif du processus d’individuation contemporain (Martuccelli, 2006). La jeunesse comme phase où l’on doit « trouver sa place », une place qui n’est plus assignée par l’héritage familial et l’inscription dans des appartenances collectives (Elias, 2004), constitue ainsi une épreuve traversée par une tension entre la nécessité de se plier aux exigences sociales, notamment celles du marché du travail, tout en satisfaisant à l’impératif de réalisation de soi propre à l’individu contemporain.
« Aujourd’hui la domination presque sans partage de l’économie de marché et du modèle libéral exacerbe les concurrences interindividuelles, en particulier dans le champ économique, mais aussi dans le système scolaire et, d’une certaine façon, à l’intérieur même des structures familiales et des relations affectives où l’instabilité devient la règle. N’ayant plus tant à correspondre à ce que l’on attend de lui qu’à être force de proposition, l’individu est sommé d’être lui-même et donc de s’inventer, de se construire une identité à travers tous les possibles » (Ehrenberg, 2000)
L’individu qui rencontre des troubles psychiques à cette phase de la vie est alors maintenu dans un état d’apesanteur sociale (Mauger, 1995) qui retarde l’épreuve de l’accès à l’indépendance et de l’autonomisation, mais altère également ses supports pour y faire face. Que va-t-il advenir de la scolarité et du diplôme si l’élève n’est plus en capacité de se rendre à l’école ou même d’apprendre ? Comment envisager de s’autonomiser de l’aide familiale ou sociale ? Sera-t-il possible de travailler ? De se construire ? Autant de questions qui obligent les jeunes et les familles à envisager différemment le parcours de vie. Dans un contexte socio-économique marqué par les difficultés d’intégration sur le marché du travail des jeunes générations, mais également par un sentiment d’inégalité entre générations et une crainte du déclassement (Peugny et Van de Velde, 2013), l’injonction à « se placer » (Van de Velde, 2008) pèse sans doute encore plus lourdement sur les jeunes qui souffrent de troubles psychiques.
Alors que les troubles psychiques viennent entraver les relations sociales, la poursuite des activités ordinaires (se former, étudier, travailler), et renforcent la dépendance familiale (les aidants familiaux étant les piliers des prises en charge), comment réussir à rester un élève, à se former pour obtenir un emploi, à s’émanciper de sa famille pour devenir autonome ?
« Être adapté aujourd’hui signifierait devenir acteur autonome et responsable de sa trajectoire de vie. Revendiqué par les uns, le modèle s’impose pourtant à d’autres (Castel, Haroche, 2001) : l’autonomie serait devenue un devoir de l’individu, un devoir-être. La normativité de l’injonction à l’autonomie peut devenir source de souffrance, contrainte sociale et culturelle qui s’exerce aussi sur les jeunes atteints de troubles mentaux et leurs parents » (Parron et Sicot, 2009, p. 189).
Les variations en termes d’accès aux normes d’autonomie et de responsabilité sont particulièrement importantes à étudier au prisme des troubles psychiques pour lesquels la dépossession de soi et de la capacité à prendre des décisions pour soi est récurrente (Weber, 2012), ce qui amène des personnes tierces à prendre position sur l’orientation des parcours.
« La centralité de l’autonomie est probante dans la loi de 2005 en faveur des personnes handicapées. Pour le handicap psychique, la dépendance est également devenue le critère permettant de déceler le handicap et de prétendre à un droit à compensation, avec le même risque de confusion autonomie / indépendance. Le rapport Charzat de 2002 sur les personnes en situation de handicap se donnait ainsi pour objectif d’explorer tout le champ de l’autonomie, de la participation sociale et de la qualité de vie : se loger, se nourrir, disposer de ressources, participer à des activités à valeur sociale (dont travailler, mais aussi participer à des actions collectives...) ou personnelle (se cultiver, se divertir), lutter contre l’isolement...’. Le handicap psychique est ainsi défini en partie relativement à son contraire qui serait l’autonomie empêchée par des dépendances et des incapacités. Sans que l’on soit certain que l’autonomie en question ne corresponde pas à une absence de dépendances, c’est-à-dire une norme sociale potentiellement source de souffrances pour tous ceux qui ne peuvent y parvenir. » (Parron et Sicot, 2009, p. 190).
Comment les jeunes, mais aussi leurs proches et les professionnels avec qui ils sont en relation, vont composer avec cette norme de l’autonomie, avec la dépendance forcée à leurs parents provoquée par leurs troubles ?
En France, l’identité d’adulte se structure principalement autour de l’indépendance résidentielle et de l’indépendance financière que procurent les revenus réguliers de l’emploi. Dans ce contexte, les jeunes qui ne peuvent accéder à cet idéal d’indépendance se trouvent dans une situation délicate qui les amène à renégocier leur identité d’adulte en devenir, et qui peut être source de souffrance sociale, si elle est vouée à durer (Gaviria, 2005). L’apparition brutale de troubles psychiques qui perturbent les possibilités d’accéder à cette indépendance oblige les jeunes et leur famille à repenser les éléments qui composeront leur identité d’adulte, la façon dont ils vont répondre aux impératifs de la jeunesse contemporaine : poursuivre une scolarité, s’autonomiser de l’aide parentale, et accéder à un statut social d’adulte non dévalorisé.
Mettre à jour l’articulation des subjectivités individuelles avec les attentes sociétales nous permet de restituer l’expérience de la maladie psychique dans les univers moraux qui l’entourent, de comprendre ce qui la constitue en épreuve, à l’interface des discours individuels et des normes sociales.
Nous avons mené 30 entretiens auprès de jeunes, 7 entretiens auprès de parents et 66 entretiens auprès de professionnels des secteurs sanitaire, social, médico-social et scolaire.
Les professionnels ont été questionnés sur les manifestations de troubles psychiques auxquels ils étaient confrontés[4], leur perception des troubles et de leur évolution et la façon dont ils agissaient face aux jeunes touchés par ces troubles.
Concernant les entretiens avec les jeunes et les familles, nous souhaitions entendre le récit de leur parcours de vie depuis le moment où les troubles ont commencé à se manifester. Interroger les jeunes et les familles (séparément) sur la façon dont les troubles ont été pris en charge, mais aussi plus largement sur les conséquences qu’ils ont eues sur leur vie et leurs projets d’avenir, nous a permis d’obtenir un regard rétrospectif sur leur parcours.
Nous avons également conduit un travail d’observation ethnographique de cinq mois dans un établissement à la fois scolaire et clinique (soin-étude), scolarisant des élèves souffrant d’un trouble psychique les empêchant de poursuivre une scolarité ordinaire. Une partie des jeunes entrent dans cette structure en suivant une « classe-projets », composée de 10 élèves pour une durée de 4 mois. Alice Brochard, doctorante en sociologie et membre de l’équipe, y a mené une observation participante en suivant toute une classe projet.
Une observation des réunions d’analyse de situation « troubles psychiques » dans une mission locale a également été conduite pendant un an. La référente santé de cette mission locale organise en effet régulièrement des réunions d’analyse de situation relevant de « troubles psychiques » pour que les conseillers puissent venir présenter des accompagnements problématiques de jeunes dont ils pensent qu’ils souffrent de troubles psychiques. Une équipe mobile de psychiatrie composée d’un psychiatre, d’un infirmier et d’un psychologue y est présente pour répondre aux questions des conseillers, les éclairer sur les situations des jeunes qu’ils reçoivent et rencontrer les jeunes suivis le cas échéant. Nous avons assisté régulièrement à ces réunions en tant qu’observateur à partir de la fin de l’année 2016 et avons pu y recueillir des exemples de situations.
Suite à un entretien avec le président de l’association Phobie Scolaire, nous avons également observé deux groupes de parole réunissant une douzaine de parents à Paris. Cela nous a permis de recueillir des informations sur la perception par les proches de la place de la scolarité à la fois dans l’origine des troubles et dans le parcours des jeunes, mais aussi sur l’action des proches dans le soin et la mobilisation pour le maintien de la scolarité. Ces observations ont nourri notre réflexion sur les discours explicatifs des troubles et sur la place de la scolarité lorsque l’école polarise la manifestation de troubles psychiques.
Pendant deux ans nous avons également participé, depuis sa première réunion, au groupe de travail « soins et prise en charge des personnes en situation de handicap psychique » mis en place par la Conférence Régionale de Santé et de l’Autonomie (CRSA) de Bretagne. Le groupe est composé principalement de professionnels d’institutions accompagnant des personnes en situation de handicap psychique : Education nationale (médecin du rectorat, infirmière scolaire), administrateurs d’établissements d’accueil (ITEP, IME), responsables de clinique, psychiatres du secteur public, conseil départemental, mais aussi de représentants des usagers (Unafam, Fnapsy, GEM)… Le groupe a travaillé sur le problème de l’entrée dans les prises en charge pour les jeunes, avec une préoccupation pour l’amélioration des parcours des personnes et de la prévention des troubles et du handicap psychique. L’observation de ces réunions a permis d’analyser les questions et enjeux pour les acteurs de terrain et la manière dont les pratiques peuvent se confronter aux cadres des politiques sanitaires, médico-sociales et sociales.
Par ailleurs, nous avons pu faire une analyse quantitative et qualitative des dossiers de suivi des élèves en voie de déscolarisation (moins de 16 ans) ou de décrochage (plus de 16 ans) dans le cadre des plateformes décrochage. Cette exploration nous permet de mesurer le poids des difficultés psychiques dans ces situations, ainsi que de dresser des variables d’analyse nous permettant de clarifier les profils sociologiques des élèves dans ces situations.
Enfin, une convention établie avec la Maison départementale des personnes handicapées de l’Ille et Vilaine nous a permis d’engager une analyse quantitative des dossiers instruits par la MDPH pour des demandes de compensation liées à des difficultés psychiques. Nous avons recueilli un matériau riche, tant sur le plan qualitatif que quantitatif (68 dossiers très denses). Ce terrain, qui n’était pas envisagé au début du projet HanPsyJe, et qui s’est ouvert grâce à un entretien, sera exploité de façon approfondie dans la thèse d’Alice Brochard. L’exploration des dossiers et leur traitement nous permettra de mettre en évidence le profil sociologique des usagers faisant une demande à la MDPH, les variables qui entrent en jeu dans la façon dont ils présentent leurs difficultés mais aussi celles qui entrent en jeu dans l’instruction des dossiers et la mise en place de compensation ou non, et de quel type.
L'articulation de la recherche avec la thèse
Les modalités de l’articulation de la thèse d’Alice Brochard avec l’enquête menée par le reste de l’équipe ont fait l’objet d’une réflexion pour assurer une cohérence globale du projet HanPsyJe. Nous souhaitions ainsi éviter que les frontières séparant la réflexion doctorale du reste du projet soient insuffisamment définies et que cela mette l’équipe en difficulté sur le plan méthodologique au moment de l’analyse. Cependant, l’enjeu était également de parvenir à garder les jalons d’une réflexion commune productive. Nous avons donc décidé de regarder le phénomène de la souffrance et des troubles psychiques chez les jeunes sous deux angles distincts : leur manifestation et leur développement en dehors de toute prise en charge sanitaire, et leur manifestation et leur développement dans la cadre d’une prise en charge sanitaire, ou suite à cela.
Ainsi, l'équipe s'est positionnée sur les trajectoires des jeunes en souffrance psychique qui relèvent du droit commun, c'est-à-dire qui ne relèvent pas de prises en charge spécifiques liées à un diagnostic ou à un handicap. L'idée était de s'interroger sur le repérage, l’orientation et la prise en charge des troubles psychiques des jeunes en milieu ordinaire (scolarité [MLDS, MGI, MIGEC], université, mission locale), c’est-à-dire de jeunes qui n’ont pas eu affaire au soin.
La thèse d’Alice Brochard s’attache quant à elle à interroger les trajectoires de prises en charge de jeunes ayant déjà eu un contact avec le soin dans la cadre du développement de troubles psychiques.
Nous avons ainsi différencié les prises en charge initiées à partir d'un diagnostic médical des prises en charge émanant de diagnostics spontanés ou tardifs engendrés par des difficultés sociales ou éducatives sans rapport a priori avec une pathologie ou un handicap psychique (décrochage scolaire, difficultés d'insertion, difficultés familiales et sociales). Cela nous a permis d'analyser les registres d'interprétation des troubles et de tester la variable "psychologisation des questions sociales, et scolaires" et de voir dans quelle mesure cette tendance joue sur l'interprétation des difficultés juvéniles en termes de souffrance psychique.
Le présent rapport, synthétique et donc non exhaustif, est prolongé par deux autres productions : la thèse d’Alice Brochard, d’une part, et d’autre part, la production d’un ouvrage collectif à paraître aux Presses de l’EHESP en 2019, qui impliquera plusieurs des acteurs et professionnels sollicités dans le cadre de cette recherche, (professionnels du social, du sanitaire et du médico-social, représentants de familles de jeunes concernés par ce type de troubles).
[1]Globalement, le diagnostic de maladie mentale, puis la reconnaissance du handicap psychique, souffre en France de problèmes méthodologiques et plus précisément de l’absence d’évaluation qualitative (Demailly, 2011).
[2]Dans la loi du 11 février 2005 en faveur des personnes handicapées, la centralité de l’autonomie est soulignée. Dans le cas de la dépendance psychique, la dépendance devient un critère permettant de déceler le handicap et d’obtenir un droit à compensation, amenant le risque de la confusion autonomie/indépendance (Parron et Sicot, 2009).
[3]« Il s’agit tout d’abord d’un changement important et brutal dans l’orientation de la trajectoire, dont à la fois le moment et l’issue étaient imprévisibles, pour l’acteur comme pour le sociologue. Une bifurcation n’est donc pas une « transition » biographique dont la survenue un jour ou l’autre est en général prévisible, comme la fin des études ou la décohabitation parentale ; elle n’est pas non plus simplement un « carrefour » dont les issues restent limitées et structurées, dont les échéances sont socialement programmées, comme c’est le cas pour l’orientation scolaire à certains passages où il est « obligatoire » de faire un choix, par exemple après le baccalauréat (…) bifurcation comme l’apparition d’une crise ouvrant un carrefour biographique imprévisible dont les voies sont elles aussi au départ imprévues – même si elles vont rapidement se limiter à quelques alternatives –, au sein desquelles sera choisie une issue qui induit un changement important d’orientation. Rien n’aurait laissé penser que telle personne puisse modifier ainsi son parcours... avant cet épisode-là » (Bidart, 2006, p. 31)
[4]Nous les laissions donner leur propre description de ce qui constitue un trouble psychique. La seule indication que nous leur donnions était que nous nous intéressions à des troubles qui interrompent le cours de la vie ordinaire des jeunes.