L’accueil, la grammaire des relations

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On peut distinguer trois dimensions de l’accueil : psychologique, matérielle et institutionnelle. À l’hôpital ou ailleurs, bien plus qu’un simple bureau, il s’agit d’une disposition fondamentale envers autrui...

L’accueil, c’est l’ouverture à l’autre, la grammaire initiale de toute relation, la traduction de l’inconnu en connu, du potentiellement hostile en bientôt familier (d’où le rituel de la poignée de main, où l’on offre sa paume pour montrer qu’on ne tient pas d’arme). Le mot vient du latin colligere (« cueillir »), qui a donné acoillir en vieux français, signifiant « réunir ».

Aussi l’accueil est-il liaison entre des individus qui ont besoin les uns des autres pour fonctionner comme collectivité, mais surtout pour exister comme individus. L’accueil est plus qu’un seuil, c’est une maison où l’on n’en finit pas d’entrer, et dont on peut identifier trois étages : psychologique, matériel et institutionnel, du plus intime au plus collectif.

Trois dimensions

• La dimension psychologique de l’accueil commence à la naissance, par les soins donnés au nourrisson, condition de sa survie biologique comme de son devenir personnel par l’attention donnée à sa personne, avant même qu’elle apparaisse (1). Un nourrisson ne peut prendre conscience de lui-même s’il n’est pas, dès la naissance, appelé par son nom. On pourrait même dire que c’est l’accueil qui crée la personne accueillie, un peu comme le regard esthétique crée l’œuvre d’art (2) ou comme le Souverain, en unifiant la foule, crée le peuple (3).

C’est aussi, ensuite, le bord de la reconnaissance individuelle, sociale, professionnelle qui va mettre en confiance les individus (4), du banal « bonjour » aux règles de savoir-vivre de la conversation, de la considération témoignée aux personnes rencontrées dans la vie quotidienne, aux regards accordés à chacun, ne laissant personne dans l’invisibilité des sans-grade. C’est une sorte de position de principe qui ouvre le possible social, à la manière de la politesse qui, par sa formalité même, donne aux relations la liberté de se définir.

• Mais de même qu’une loi ne peut se passer d’un système judiciaire qui l’applique, l’accueil a besoin de dispositifs concrets pour ne pas en rester à l’état d’intention. Et la première réalité de l’accueil, c’est le lieu, sa dimension matérielle. Une ville entière peut être appréciée parce qu’elle « ouvre sur l’autre » (5), par la création de lieux de rencontre, des circulations protégées, des espaces verts. Dans un bâtiment, on peut ménager un espace d’accueil, une entrée, un vestibule, un endroit où s’asseoir. C’est un lieu dédié qui signifie que notre arrivée n’est pas une gêne, mais semble prévue, attendue, approuvée. Dans les espaces privés, c’est aussi la « chambre à soi » de Woolf (6) ou le « coin » de Bachelard (7) : un endroit où se retrouver sans le parasitage des attentes d’autrui. Un véritable accueil laisse ainsi la possibilité de se retrancher. Accueillir, c’est à la fois recevoir et libérer. Le véritable accueil de Jean Valjean par Monseigneur Bienvenu, c’est son pardon, qui le libère et le transforme (8).

L’accueil peut également se faire par la forme d’un objet. Le concept d’« user friendly » (intuitif) consiste ainsi à adapter un appareil aux usages. Historiquement, il correspond à la bascule du paradigme de Microsoft à celui d’Apple dans les années 2000, où l’on est passé de technologies ultra-complexes (les télécommandes à 38 boutons et les notices-dictionnaires), à des appareils évidents (dont le modèle absolu est l’iPod, devenu iPhone, chef-d’œuvre d’ingéniosité, qui n’avait qu’un seul bouton). L’accueil est, là aussi, la liberté concrète donnée aux individus d’être eux-mêmes. C’est vrai d’une ville, d’un bâtiment, d’un appartement, d’un objet.

• Il y a enfin l’étage institutionnel qui fixe les règles de l’accueil, les hiérarchies, les manières de faire, et dont la question n’est plus morale (subjectivation, reconnaissance) ni utilitaire (architecture, design), mais politique, c’est-à-dire fondée sur des critères, départageant par exemple un migrant, un réfugié, un touriste. Critères qui peuvent être plus ou moins drastiques, comme à l’Automobile club de France, ou permissifs, comme aux Alcooliques
anonymes, obligatoires à l’école publique, méritocratiques aux grandes écoles ou encore honorifiques à la Légion d’honneur. L’accueil dépend de l’objet de l’organisation et en forme l’âme. Ainsi, les soignants savent bien l’importance du confort des lieux d’accueil, la simplicité des procédures, la bienveillance des comportements, car ces éléments donnent sa tonalité au parcours de soin. La question est alors moins celle des critères particuliers que du financement public, dont le niveau détermine les capacités et la qualité d’accueil, comme la pandémie actuelle l’a si cruellement souligné.

La condition de la relation

L’accueil n’est donc pas seulement un bureau avec son préposé au regard vide, mais une disposition fondamentale des individus pour entrer en relation. Disposition qui, loin d’être innée, est dépendante de conditions objectives et surtout collectives, qui disent la place qu’on doit réserver aux nouveaux, aux étrangers, aux nécessiteux, aux fautifs. C’est donc à la fois la condition de nos relations et la fécondité de notre identité. Car autrui « vient de l’extérieur et m’apporte plus que je ne contiens (9). »

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– Golse, Bernard : « De l’intersubjectivité à la subjectivation : co-modalité perceptive du bébé et processus de subjectivation », Le carnet psy, n° 109, 2006, p. 25-29.
2– Kant, Emmanuel : Critique de la faculté de juger, Folio Essais, 1990, 1re partie.
3– Hobbes, Thomas : Le Léviathan, Gallimard, 2000, p. 287-289.
4– Honneth, Axel : « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse » et « Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », Revue du MAUSS n° 23, 2004.
5– Voisin, Chloé : « La taille d’une ville ne dit rien de sa capacité à accueillir », Le Monde, 17 décembre 2021.
6– Woolf, Virginia, Une chambre à soi, 10-18, 2001.
7– Bachelard, Gaston, Poétique de l’espace, PUF, 1957, chap. VI, “Les coins”.
8– Hugo, Victor : Les misérables, Folio, 2017, partie I, livre 2, chapitres 3-12.
9– Lévinas, Emmanuel, Totalité et infini, Livre de Poche, 2000, p. 43.

Source : Santé mentale - N° 264 - Janvier 2022