Création du Conseil national de la santé mentale

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Discours de son président...

Discours d'Alain Ehrenberg, président du Conseil National de la Santé Mentale (CNSM)

« Madame la Ministre des affaires sociales et de la santé,
  Mesdames et Messieurs les Directeurs,
  Mesdames et Messieurs,

Madame la ministre a rappelé que la santé mentale est une priorité de santé publique et a souligné « la nécessité d’inscrire la politique de santé mentale et de psychiatrie de façon pérenne avec un pilotage à long terme ». Aider à clarifier ce que doit être ce pilotage me semble la raison de la création du Conseil National de la Santé Mentale.
Je remercie madame la Ministre de m’avoir confié la responsabilité d’en prendre la présidence et, par là même, pour dire les choses moins personnellement, de faire confiance à la sociologie. Aussi, avant que Michel Laforcade ne synthétise les conclusions et les propositions de la mission qu’il a présidée, je voudrais vous faire part, en tant que sociologue, des raisons pour lesquelles un tel Conseil me semble une nécessité. Elles tiennent à deux choses : la nature même des problèmes de santé dite mentale et les transformations de l’esprit du soin au cours de ces dernières décennies.
Les pathologies mentales sont des pathologies comme les autres, certes. Mais elles ont la spécificité d’être, pour reprendre la définition Dr. Henri Ey, un des maîtres de la psychiatrie française de l’après-guerre, des « maladies des idées et de la vie de relations ».

Or la situation sanitaire, sociale et politique de ces pathologies s’est profondément modifiée depuis une quarantaine d’années sous le coup d’une double dynamique : le virage vers l’ambulatoire et l’élargissement considérable du spectre des pathologies. Une nouvelle morbidité, qui ne relève plus seulement du domaine particulier de la vie mentale, mais de celui, général, de la vie sociale s’est progressivement constituée comme un enjeu majeur dans le travail, l’éducation et la famille. Les problèmes de santé mentale ne sont plus seulement des problèmes spécialisés de psychiatrie et de psychologie clinique, ils relèvent également de problèmes généraux de la vie sociale qu’ils traversent de part en part. Nous savons bien qu’en psychiatrie l’expression « santé mentale » ne fait pas consensus, mais quel que soit le jugement qu’on porte sur cette situation et l’interprétation sociopolitique qu’on peut en faire, c’est là un fait social.
Cette situation a une conséquence très concrète : l’étendue et l’hétérogénéité des problèmes traités sont sans commune mesure avec celles des autres domaines de la médecine.

En effet, la santé mentale fait certes partie de la santé, mais également de la socialité : dans ce domaine il est non seulement question de maladies à soigner, mais aussi de maux dans lesquels les relations sociales sont en cause d’une manière ou d’une autre (pensez à la souffrance au travail). Nombre d’entités psychopathologiques sont devenues aujourd’hui des questions sociales, tandis qu’un nombre sans cesse croissant de questions sociales sont appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques. C’est pourquoi ces entités sont devenues matières à débats à la fois moraux et politiques : dernier en date, l’état mental des terroristes. Mais le thème mille fois décliné du « malaise dans la société » est l’indice incontestable d’un changement de signification de la souffrance psychique : elle était une raison de se soigner, elle est devenue en plus une raison d’agir sur des relations sociales perturbées. On l’observe encore sous un autre aspect à travers le vocabulaire omniprésent des compétences émotionnelle, relationnelle ou de savoir-être : la santé mentale apparaît comme la condition de la bonne socialisation de chacun. Tout cela constitue une nouvelle donne.

Parallèlement, nous avons assisté à une inflexion générale des idées et des valeurs en matière de prises en charge, traitements et accompagnements. Ce changement, qualifions-le de changement dans l’esprit du soin. Il est devenu éclatant avec la montée en puissance des problématiques capacitaires, tout particulièrement celles portées par la réhabilitation et le rétablissement. Leur but central est de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux sévères et durables de surmonter leur handicap psychique et de développer leurs capacités le plus largement possible. Avec ce changement de l’esprit du soin, les métiers et les pratiques ont connu des recompositions parfois dramatiques et suscité toutes sortes de tensions et de frustrations. Les enjeux des capacités et des métiers, qui intéressent tous les acteurs, sont peut-être un des thèmes sur lesquels le Conseil devra apporter une clarification.
Face à ce nouvel esprit du soin, comme devant tant d’autres sujets, la société française semble très divisée (pensons aux multiples « guerres des psy »), et le sens de l’action publique n’apparaît pas clairement. Derrière chaque réforme, on soupçonne souvent des visées de restriction budgétaire et l’adaptation aux contraintes — « on » n’a pas toujours tort, évidemment. On soupçonne aussi l’Etat de vouloir, par nature, instrumentaliser professionnels et catégories savantes pour rendre les populations « difficiles » mieux gérables – « on » ne saurait faire comme si c’était une chimère.

La conséquence est que les citoyens, dont une bonne partie des acteurs de la santé mentale, ont quelque difficulté à se représenter et à comprendre le sens et les finalités de l’action publique.
C’est pourquoi il est essentiel pour notre Conseil de se donner les moyens intellectuels de répondre à des questions comme : quelles sont les finalités d’une politique de santé mentale ? Comment les articuler ? Dans quels cas faut-il mieux adopter des mesures ciblées et dans quels cas des mesures générales ? Ce sont là des questions récurrentes et centrales dans la conduite politique du changement, et qui se posent évidemment pour le Conseil. L’action publique aujourd’hui, qu’il s’agisse de santé mentale ou de lutte contre les inégalités et la pauvreté, ne consiste pas seulement en effet à compenser les dégâts, mais à réduire des risques futurs. Elle doit donc être conçue et pratiquée en termes d’investissement social. À la lumière de cette idée d’investissement social, des sujets apparemment aussi disparates que la recherche scientifique en psychiatrie, l’offre de soins sur le territoire national et les mutations à prévoir des métiers de la santé mentale prennent toute leur cohérence. Ces questions n’appellent pas de réponses toutes faites, mais s’y confronter avec sérieux est la condition pour rendre lisible l’action publique.

Face à l’ampleur de ces changements, l’initiative de Madame la ministre des affaires sociales et de la santé de créer un Conseil National de la Santé Mentale réunissant l’ensemble des acteurs pour alimenter la réflexion des pouvoirs publics est à saluer. C’est là un cadre adéquat de réflexion pour l’action parce que tous les acteurs sont représentés, qu’on peut donc débattre de tous les sujets, à condition bien entendu de les documenter. Il revient aux acteurs — à vous, à nous — de s’en emparer.
La mission qui nous est confiée est de faciliter la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation de la loi, de donner des avis sur les sujets dont serons saisis ou dont nous nous saisirions, mais également d’alimenter la réflexion des pouvoirs publics à moyen et long terme. Dans nos travaux, il nous faudra donc à la fois répondre aux demandes de court terme en donnant notre avis argumenté et nous donner les moyens d’une réflexion stratégique et prospective.

Pour que notre Conseil serve l’intérêt général, il est décisif que nous puissions avoir des débats de qualité. J’y trouve une première exigence : clarifier les désaccords en faisant en sorte que chacun puisse pleinement livrer les raisons de ses positions et de ses oppositions. Des débats de qualité exigent également d’avoir la connaissance la plus précise possible des réalités. Un de ses fils rouges est certainement la recherche conçue dans une perspective de favoriser une culture partagée par les acteurs, une perspective où il s’agit de se rendre compte de ce qu’il se passe, et dans une ouverture à l’international, pour mettre en perspective les débats français, mais aussi pour dialoguer avec nos collègues allemands, britanniques, etc., en vue d’en tirer les conséquences pour l’action. »