Comité rédactionnel associatif : Amélie Turlais

L’inconscient collectif, ou le collectif dans l’inconscient ?

Quand je rencontre des personnes pour la première fois dans la sphère privée, et qu’il m’est demandé quel est mon métier (je suis sociologue) souvent je réponds que je suis funambule. Je suis une équilibriste, je pars d’un point A (partir d’une activité sociale), pour m’élancer sur un fil (découvrir le sens que les acteurs donnent à leur action), et atteindre un point B (appréhender le fonctionnement de l’élément étudié).

En chemin (lors de l’enquête), le risque est fort de me laisser attirer d’un côté (le tout individu) ou de l’autre (le tout société). Si je dois m’expliquer d’un point de vue plus épistémologique, je dirais qu’au début de mes études, j’ai beaucoup entendu parler du paradigme positiviste - traduction du modus operandi des sciences de la nature aux sciences humaines et sociales. Dans cette compréhension de la production de la connaissance scientifique, le chercheur se doit d’être neutre et distant à son objet de recherche.

Néanmoins, de lecture en lecture, j’ai découvert et apprécié des sociologues comme Bourdieu (1979) et Giddens (1984, 1987) qui questionnaient cette vision du chercheur d’un côté et de l’enquêté de l’autre. Le premier avec l’élaboration du concept d’habitus et le second avec celui de structuration remettaient en question cette pensée dualiste et défendaient une compréhension de l’individu et de la société comme superposition. Adhérant à ce postulat : individu et société, socialisation et production se co-construisent dans un échange constant, je considère que oui en tant que sociologue, je suis une funambule, dont la rigueur méthodologique et éthique astreint à trouver et garder un centre tout au long du chemin.

Déambulant sur mon fil-de-fériste, j’ai dû être prise d’une folie passagère qui durent depuis plus de quinze ans maintenant, en choisissant d’être une sociologue de l’intervention qui a recours à l’ethnographie dans sa démarche méthodologie, pour étudier les pratiques psys. Cette carrière commence au sein d’un hôpital de jour accueillant des enfants avec des troubles du comportement, dont les cadres théorique et pratique sont ceux de la psychothérapie institutionnelle. Pendant trois ans, je vais y revenir, j’ai été soignante et chercheuse au sein de cet hôpital de jour.

Alors, écouter, comprendre et partager avec des psys, les contours de l’inconscient ça me parle. En tant que sociologue, le collectif ça me connaît un peu. Mais quand le comité rédactionnel de Tempo pour mon premier billet me parle d’écrire sur l’inconscient collectif, j’ai l’impression d’être en plein dadaïsme. Ah! ces psys!, ils ne manquent  jamais de faire réfléchir la sociologue que je suis! En bonne chercheuse, mon premier réflexe est d’aller lire sur l’inconscient collectif. Me voilà en pleine rencontre avec Jung, ça ne pouvait pas être Bion, Tosquelles, ou Oury, auteurs avec lesquels j’avais quelques bases. Au fur et à mesure de mes lectures, je fais des liens avec l’épigénétique. Épi…quoi?, me demanderaient certainement mes étudiants. Ce à quoi je répondrais, un champ de recherche qui permet la rencontre de la biologie (moléculaire) et des sciences humaines. La joie de la lecture des articles scientifiques, bon an mal an, j’apprends plein de choses sur les ARNs. Ce ne serait pas les gênes qui transmettraient un héritage biologique, mais une transmission inter et transgénérationnelle s’opérerait par des cellules comme des ARNs. Dans ma pensée en pleine ébullition, je pense à Hermès, le messager des dieux. J’en arrive à la mythologie, aux mythes. Mais attendez, Freud il n’aurait pas écrit quelque chose sur ça ? Si je ne trompe pas, dans Totem et Tabou les mythes sont présentés comme l’expression d’une vérité voilée. Et puis, je repense à une phrase d’Anzieu (1975; 1-2) :

« Le groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble des individus. (…) Toute vie de groupe est prise dans une trame symbolique, c’est elle qui le fait durer. (…) Une enveloppe vivante, comme la peau qui se régénère autour du corps, comme le moi qui s’efforce d’englober le psychisme, est une membrane à double face. L’une est tournée vers la réalité extérieure, physique et sociale (…). Par sa face interne, l’enveloppe groupale permet l’établissement d’un état psychique transindividuel que je propose d’appeler un Soi de groupe : le groupe a un Soi propre. Il est le contenant à l’intérieur duquel une circulation fantasmatique et identificatoire va s’activer entre les personnes. »

Voyez-vous, avec Freud, j’avais le sentiment de perdre mon centre, je me laissais aspirer par une lecture psy de l’inconscient collectif, avec Anzieu je retrouve ma pensée de sociologue, linconscient collectif comme quelque chose qui serait partagé par un groupe dindividu et qui les lierait les uns aux autres.

Cela me ramène à mon temps passé à lhôpital de jour quand je réalisais mon doctorat, je me suis beaucoup demandé pourquoi soignants, directeur, directrice et enfants m’ont si facilement donné le rôle de soignante, moi qui avais un statut de chercheuse? Bien sûr, j’ai quelques explications, la distinction de Jean Oury entre statut, rôle et fonction en psychothérapie institutionnelle est éclairante. Pourtant lors de ces années de doctorat, quand j’étais invitée dans certains cercles universitaires à présenter mon travail de recherche, j’étais beaucoup interrogée sur ce rôle de soignante qui m'était donné. Certains trouvaient cela discutable du fait de ma formation, ou plutôt de mon absence de diplôme en travail social et/ ou en psychologie. D'autres affirmaient que, certes, j'animais le groupe, mais que je ne remplissais pas le rôle de soignante. Peut-être que mon positionnement venait percuter un mythe de l’inconscient collectif des chercheurs celui du paradigme positiviste. Peut-être que pendant ce temps passé sur ce terrain de recherche qu’était l’hôpital de jour pour faire mon travail de sociologue, il fallait que j’accepte d’aller à l’encontre de ce qui constituait le Soi de groupe des chercheurs pour adopter le Soi de groupe des soignants.  Pour illustrer mes propos, je prendrais appui sur un extrait de mon carnet de bord :  

La séance de vendredi n’a pas été facile. Aucun enfant n'a vraiment réussi à se poser pour faire ses leçons. Deux enfants arrivent toujours quinze à vingt minutes après l'ouverture de la salle. J'ai l'impression que cela ne facilite pas l’apaisement du groupe. Nasir allait vraiment très mal, il a fallu à plusieurs reprises le laisser seul dans la cour. Olivier a dû le contenir avec force, il jetait des chaises dans tous les sens et se débattait fortement. Le dialogue était impossible. Vassili n'a pas été facile non plus. S'il a pu lire sa leçon, ce fut laborieux. Son comportement est violent. J'ai du mal à savoir comment réagir. Je me sens décontenancée devant le comportement des enfants. Mon positionnement en tant que chercheuse est loin d'être facile. Je ne peux être que dans la participation. Alors que, lors de mon étude sur les Tsiganes, j'arrivais à tenir une distance, je ne pense pas que cela soit possible ici. La place que me donnent les professionnels n'est pas celle d'une observatrice extérieure, mais est-ce vraiment celle d'une soignante ? Ils attendent de moi une implication lors des groupes et si je mets de la distance par rapport à leurs attentes, je m'éloigne d'eux et de leur pratique. Les échanges avec les professionnels, avant, pendant, après le groupe sont au cœur de la pratique. On m'invite à y participer, à échanger sur mes ressentis. Leur pratique s'appuie sur les échanges entre soignants, sur le comportement observé des enfants. Ils sollicitent mon regard à l’extérieur du groupe.

En m'intégrant aux échanges, à l’élaboration psychique du comportement des enfants, l’équipe de l’hôpital de jour m’a donné un rôle de soignante. Rôle que j’ai accepté et que j’ai endossé ayant compris que je me devais de le prendre si je souhaitais mieux appréhender leur pratique. Je ne  pourrais pas comprendre, mettre en mot et analyser ces pratiques si à un moment donné je n’acceptais pas d’appartenir au Soi du groupe des soignants.

Quelques mois avant la fin du temps passé sur le terrain, j'ai interrogé de manière informelle la directrice sur la place que l'équipe avait accepté de me donner. Elle m'a expliqué que, suite à ma demande de participer aux groupes, et après m'avoir observée dans les interstices, le binôme de direction ne voyait pas de raison de me la refuser. Ils avaient noté que j'avais adopté une posture adéquate avec les enfants. D’une certaine manière, si je devais lire mon intégration à l’équipe de l’hôpital de jour par le biais de l’inconscient collectif peut-être dirais-je que bien avant mon entrée sur ce terrain, je partageais avec l’équipe et les individus qui la constituaient une culture inconsciente nous permettant de travailler et de soigner ensemble. Cela fait dix ans que j’ai quitté l’hôpital de jour, que j’ai continué mon parcours de sociologue et de funambule par monts et par vaux, pourtant, certainement, de ces années restent dans mon inconscient, ce collectif qui m’a tant appris.

Bibliographie :

Anzieu, D. (1999) (1975). Le groupe et l'inconscient : l'imaginaire groupal. Paris : Dunod

Bourdieu, P. (1979). La distinction : Critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit.

Freud, S. (2015) (1972). Totem et Tabou. Paris : Presses universitaires de France

Giddens, A. (1984). The Constitution of Society : Outline of the Theory of Structuration. Cambridge : Polity press.

Giddens, A. (1987). Social Theory and Modern Sociology. Stanford : Stanford University Press.

Oury, J. (2001). Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle: traces et configurations précaires. Lecques : éditions Champ social.

👉Amélie Turlais, Dr en Sciences de l’Education, sociologue et formatrice en travail social, le 24 avril 2024 pour l'association Cerep-Phymentin